Finalement, on l’a compris, le Bassin d’Arcachon est une succession dans le temps et selon les saisons, de climats successifs. Le temps des bons ou mauvais sauvages, celui des bergers de la lande et des pêcheurs à la senne, celui des défricheurs et barons de second Empire, crinolines et cabine de bains pour poitrinaires, celui des Monsieur Hulot en vacances de masse, celui des people bling et chic…et depuis quelques années, celui des écrivains noirs, qui ont perçu sous l’éblouissement des étés, la brume des âmes. Totem est de ces histoires sombres dont l’imagination se délecte sous l’apparence paradisiaque des lieux.
L’ostréiculteur venait de « garer » son chaland ultra motorisé sur le terre plain qui desservait son parc. Il n’était pas venu seul et la plateforme était encombrée d’engins de levage. Il s’agissait de relever les cages garnies de tuiles blanches qui permettent la capture du naissain* des huîtres. On était loin, en 2008, du travail à force de bras de la génération du siècle dernier. Mais on n’était pas trop de deux pour soulever, faire pivoter et poser, au bon emplacement sur la barge, le lourd chargement porteur de l’espoir d’une saison.
Le chariot élévateur, porté par des chenilles, se déplaçait le long de plans inclinés et pouvait se manœuvrer à même le fond sableux et ferme découvert par la grande marée.
Lorsqu’il était petit garçon, Philippe se souvenait que le parc était souvent encombré de tuiles cassées, de morceaux de plastique de toute provenance, bidons, panneaux de signalisation, balises, pneumatiques de toute taille, qui servaient aux ostréiculteurs à délimiter et identifier leur concession. En ce temps-là, on se préoccupait assez peu des déchets que l’on abandonnait négligemment au gré de la marée montante en pensant que la mer allait les avaler et les digérer avant la prochaine lune. Les mouettes, suicidaires ou particulièrement téméraires avalaient parfois des morceaux de bois, des bas de ligne, ballotés par la vague et brièvement éclairés par un reflet du soleil. De quoi les confondre avec la livrée argentée d’une dorade ou d’un mulet. Les jeux de lumière étaient complexes. On pouvait se rendre aveugle en les observant sans lunettes sombres. Pendant des heures, on verrait danser la vaguelette et jouer l’éclat blanc à cache-cache avec le varech*.
L’opération se déroulait sans encombre. Philippe s’étonna que les voisins ne soient pas venus comme lui. Il n’y avait pas de temps à perdre. La saison avait été catastrophique, marquée par une nouvelle interdiction de vente des huîtres, touchées par une énième crise de l’algue tueuse. On ne savait pas grand-chose de cette nouvelle épidémie, sauf qu’elle avait terrassé la souris témoin en moins de quelques heures. On était resté plus d’un mois sans rien vendre. Sans savoir si on pourrait rouvrir à la rentrée. Si on pourrait payer les frais, les assurances, les crédits. Contrairement à d’autres sites, le Bassin avait jusqu’ici le privilège de continuer à produire des larves dont les élevages de la côte atlantique avaient le plus grand besoin pour renouveler leur cheptel.
Le moment était venu de ramener à terre le précieux captage, de détacher les jeunes coquilles de la tuile en décollant simplement la couche de chaux blanche. Le gars* qui avait eu l’idée de ce stratagème pour fixer les larves ne serait jamais assez honoré par la profession. Son invention avait apporté une nouvelle prospérité à ce secteur qui avait joui des encouragements de Napoléon III mais aurait déjà disparu, sans une ressource originale, faire du Bassin une écloserie et plus seulement un centre d’élevage.
Ils approchaient de leur cinquième cage quand Philippe remarqua un étrange colis, accroché sur la face latérale de la cage de métal. En quelques pas, il était près du paquet et étouffa un cri. Encore enveloppé dans des lambeaux de toile grossière, comme une voile d’autrefois, le corps d’une femme était fiché à la grille – horrible détail- le buste transpercé par la pointe d’un « pignot *» taillé en biais de frais.
Les deux compagnons étaient hagards, blêmes, et se mirent à courir vers le chaland pour attraper leur téléphone portable.
Ils n’avaient pas osé regarder le visage de la victime. Ils furent dans l’incapacité de donner un nom à cette chose déjà attaquée par les crabes, comme en témoignaient de nombreuses plaies sur les bras et les jambes.
Philippe avait besoin d’un remontant. Ils pensaient toujours à renouveler le bar flottant en cas de rencontres ou de coups de pompe. Il enfila une bonne rasade de whisky dans un verre un peu poisseux, témoin des grandes occasions célébrées entre garçons.
Le ciel s’était brutalement assombri sur cette parcelle de terre entre deux eaux. La gendarmerie maritime avait demandé de laisser les lieux et le corps en l’état. Il ne restait qu’à attendre.
Philippe s’assit sur le bord du chaland, dos tourné au cadavre. Il attrapa son MP3 pour écouter le dernier mix de David Guetta à Ibiza. En cet instant, il aurait aimé être à Ibiza, dans le flot rougeoyant du soleil couchant, attendant l’heure des tapas et du paseo, puis celle des boites et de l’ivresse.
Face au parc, le crassat* commençait à disparaître sous le flux remontant. De l’autre côté du chenal, une rangée de pignots semblait irréelle, tordue, martyrisée, dans le liquide rutilant comme une coulée de métal fondu. Un des pignots était plus haut que les autres. Il était coiffé d’un pot de chambre. Les plaisanciers riaient en passant devant cette clôture explicite. Elle ne pouvait pas passer inaperçue. C’était une des dernières rangées traditionnelles. Depuis, on avait en partie nettoyé, aplani et quadrillé les nouveaux parcs. Celui de Philippe était tracé au cordeau. Il avait perdu – se dit-il- tout le charme de ces lignes fantomatiques, toutes dissemblables, qui faisaient qu’on savait où on était sans même avoir à consulter une carte. Il y avait la double rangée, réputée pour ses bancs de dorades à la renverse. Avant l’interdiction, les plongeurs amateurs venaient y faire des pêches miraculeuses. Aujourd’hui, les bateaux n’avaient plus le droit de mouiller dans la proximité immédiate des parcs et dans les plus beaux « esteys* ».
Et les ostréiculteurs n’avaient pas toujours le temps de s’asseoir et de contempler l’horizon. Pratiquement jamais. Pour les plus jeunes, le plaisir était de lancer les moteurs à fond la caisse pour rejoindre au plus vite le Grand Banc. On chargeait, on déchargeait, on rentrait à fond la caisse.
Philippe commençait à se sentir bercé par le flot montant qui soulevait la barge.
L’horizon était subitement enflammé par une masse rougeoyante qui cherchait à s’apaiser sous la ligne violacée du Ferret. On devinait à peine l’île, les « tchanquées *»…C’étaient des nids à moustiques et les « autochtones », ces familles qui s’accrochaient à tout prix à ce bout de terre sauvage, consommaient autant de Fly Tox que de charbon de bois. Entre amitié et jalousies, on partageait le puits d’eau douce et les apéros sur le pouce. Les gosses pataugeaient dans la végétation amphibie, aussi à l’aise à l’air sous le soleil que sous l’eau salée riche d’iode. A la marée montante, l’eau prenait une couleur verte et ramenait les varechs desséchés et les crabes. On faisait bombance de petites pattes qu’on suçait avec gourmandise pour en extraire un filament de saveurs marines. Les muges arrivaient par bandes drues. Il suffisait de se baisser ! De tendre une simple épuisette. A dix ans, comment imaginer que cet endroit avait tant de valeur qu’il faudrait le défendre becs et ongles de tous les prédateurs.
Son regard se porta une nouvelle fois sur la ligne des « pignots » de Marcel, un gars qui avait eu des problèmes dernièrement. Sa femme l’avait quitté parce qu’elle ne supportait plus cette vie devenue trop incertaine.
C’était une belle femme rousse, bien en chair. Il arrivait qu’on la croise près du « Rest’à-terre », ou chez Diego, à la grande époque de l’irruption des piquillos et des chipirrons dans le menu local. Les soirs de fête, il arrivait qu’on s’égare entre deux cabanes, avec elle ou avec d’autres. Le cérémonial était réduit à sa plus simple expression, les prémices, on les zappait sans regrets. On en venait au principal, tirer son coup en vitesse pour rejoindre rapidement la bande des fêtards.
Au moment où son esprit commençait à formuler l’impensable, son œil averti nota le trou dans la rangée drue des piquets.
Au bout du rang, côté noroît, le totem couvert du pot de chambre se mit à tanguer sous l’effet du sillage puissant de la vedette des gendarmes. Ils arrivaient à fond, jumelles en mains.
Sans ralentir, ils se calèrent sur le fond du parc et se mirent à couple avec le chaland.
L’un d’eux, un « bleu » sans doute, s’étonna :
-C’est dommage pour cette femme – c’est vous qui l’avez trouvée ?- Quelle idée de mourir dans un tel paradis !
Philippe ne voyait pas où l’autre pouvait voir un paradis !
– Le gars se croyait sur une autre planète. A tous les coups, il venait d’arriver à la brigade et n’avait jamais vu un pignot de près, tout râpeux de craquoys*, prêt à vous emporter la peau de doigts gours de froid.
Aux commandes de sa puissante Raidco Marine, il devait se régaler de jouer les kèques* en contrôlant les gilets de sauvetage des belles plaisancières.
Philippe n’avait pas l’intention de lui montrer le pignot manquant chez Marcel, près du totem en forme de pot de chambre. Il le verrait bien assez tôt. Il s’expliquerait bien assez vite la mort d’Eve dans un paradis ostréicole en voie de disparition, comme la femme de Marcel !
La nuit refusait de tomber, comme si elle voulait veiller dignement cette morte que personne n’avait réclamée.
Les lueurs étaient de plus en plus vives à l’horizon. Les reflets de métal de plus en plus volcaniques. Certains touristes venaient ici parce qu’on leur avait dit que le Bassin était ce qui ressemblait le plus aux îles tropicales. Et c’était vrai. Par temps gris, les couleurs se fondaient dans un nuancier de gris et de bleus-verts, estompés, moirés d’argent. Par soleil couchant, on aurait pu tourner un épisode des Experts Miami, sans éveiller les soupçons, tant la palette changeait de tons, pour trouver des registres de cuivre et d’or.
Philippe se dit qu’il faudrait qu’il revienne avec Marion. Il s’avisa qu’il l’avait rarement emmenée au parc pour rien, pour regarder le Bassin, tout simplement. La croupe molle et puissante de la dune. Les moucherons virevoltants sur ses flancs, qui étaient autant de parapentistes multicolores.
Pour la première fois, en regagnant le port, il ralentit l’allure, observa le dandinement des voiliers blancs au passage de ses puissants moteurs. Les gendarmes avaient fait plusieurs allers-retours, pour emmener le substitut du procureur de Bordeaux sur place. Ils en avaient pour la nuit. Ou alors, ils reviendraient demain. Qui aurait l’idée d’aller subtiliser le corps ?
En passant devant la cabane de Marcel, Philippe scruta les fenêtres, mais pas trace de lumière et d’occupant.
Des plaisanciers amarraient leur « pinasse *». Ils avaient emprunté un « pignot » et quelques poignées d’huîtres. Ils le planteraient dans le jardin en guise de mât de cocagne. En fait, la mode était venue des Landes où les villages s’ornaient de couronnes de fleurs multicolores et de messages à l’occasion des anniversaires. Ici, certains avaient trouvé plus local de décorer un « pignot » et d’y clouer le nom de la propriété. Les plus chics les bombaient en gris métallisé, ou en rose vif !
Finalement Marcel était au bistrot avec René et quelques copains. Un verre de pastis à la main, ils ne semblaient pas au courant des événements. Fallait-il leur en parler ? Difficile de passer une telle découverte sous silence, à moins de penser entre les lignes !
Et puis, après tout…aux gendarmes de faire leur travail ! Ils ne tarderaient pas à débarquer sur le port.
Philippe avait envie de profiter encore quelques instants de cette vie sans début ni fin, juste rythmée par le cycle des marées. En revanche il avait sacrément envie de serrer Marion et de la jeter sur le lit tant que le monde n’avait pas changé.
L’affaire naturellement fit grand bruit.
L’enquête à ce jour n’est pas close. Les experts Arcachon n’ont retrouvé ni empreintes, ni Adn !
Quant à Marcel, Philippe le croisa quelques temps plus tard en compagnie d’Eve, la rousse.
Mais alors, qui était la victime ? Et même, y avait-il eu une victime dans ce paradis presque vierge ? Elle était sûrement venue d’ailleurs pour s’échouer ici.
Ce jour-là, Philippe alla se jeter un pastis, avant d’aller trousser Marion. Il se promit de rebaptiser son chaland. « Paradis », il trouvait que ça sonnait bien « Paradis », et que finalement ça racontait mieux ce Bassin à côté duquel il était passé trop vite.
Post scriptum :
Philippe n’a accepté de raconter sa mésaventure que bien des mois plus tard. Quand son « collègue » eut décidé d’abandonner l’ostréiculture. Ce corps de femme, découvert, autopsié, et aussi rapidement disparu, oublié, lui-même ne se souvenait plus vraiment l’avoir vu.
Le jeune homme, il est vrai, n’avait pas lu le roman d’Angelo de Sorr, réveillé par Jean-Pierre Bernès
( lire plus haut).
Il ignorait que le fantôme d’une mystérieuse « marinière » hante toujours les crassats, entre Audenge, les tonnes de l’île et les cabanes tchanquées. Ce que savent intuitivement, chasseurs, pêcheurs et plaisanciers, habitués de ces lieux. Et vous maintenant, lecteurs privilégiés de ces évocations !
NOTES
NAISSAIN : larves d’huitres
VARECH : variété d’algue typique du Bassin
« Le gars » (inventeur de La tuile chaulée) : En 1865, Jean Michelet, un maçon ostréiculteur met au point le mélange chaux et sable dont on va enduire les tuiles de captage. Depuis, par le détroquage, les larves fixées se détachent facilement du support. Il existe d’autres types de support.
PIGNOT : branche d’arbre, pin ou bouleau, d’environ 3 mètres, plantés en lignes à la lisière du parc à huîtres
CRASSAT : étendue de vase et sable émergeant à marée basse
ESTEY : courants d’eau qui délimite les crassâts
TCHANQUEES : cabanes montées sur pilotis ou échasses, les tchanques
CRAQUOY: balane, coquillage tronconique à la coquille rugueuse et tranchante. Il se fixe sur le bois, les huîtres, la coque des bateaux
KEQUES : « m’as-tu-vu »
PINASSE : barque à la ligne caractéristique de mer intérieure, peu profonde surmontée ou non d’un abri, à voile ou à moteur