Par Marie Christiane Icre-Courtioux
-Mais pourquoi dites-vous qu’il était le dernier de sa lignée ?
-Ce n’est pas moi. C’est le professeur Louis Papy. Lorsque mon père est arrivé à la faculté de lettres de Bordeaux après la guerre, le Doyen Papy l’a appelé publiquement et lui a dit : « Vous êtes Icre, vous êtes de Montferrier, Ariège, au pied du Château de Montségur et vous êtes le dernier de votre lignée. »
-Il n’y a plus de Icre après lui ?
-Si, je crois bien qu’il en reste mais jamais ces gens n’ont répondu à mes appels sur Internet. Et surtout, je crois qu’un seul d’entre eux, mon père, avait en lui la malédiction des Bogomiles.
-Vous y croyez. Vous pensez qu’il était condamné comme ses ancêtres.
-Et qui plus est, condamné à périr par le feu. Les Icre, nous sommes condamnés à être brûlés comme les « crémats » du pré de Monségur, mais en remontant beaucoup plus loin, dans les autodafés, les bûchers de toute sorte…
-Qu’est il arrivé à votre père ?
-Je vous ai dit qu’il s’appelait Laurent ? Saint Laurent est le maillon d’une longue chaîne. Ce converti au christianisme est mort sur le gril ! Brûlé d’une manière atroce. Et bien que non croyant, mon père est mort dans les atroces souffrances d’un cancer généralisé. Les derniers temps, il me disait, je brûle, c’est comme si on me torturait les entrailles au fer rouge.
Voilà ce qui me fait dire qu’il était le dernier. Sinon il n’aurait pas connu ce martyre, le même que son saint patron Laurent.
En cherchant de ce côté-là on pourrait avoir des surprises !
Montferrier Ariège
-Parlez-moi de lui !
La tante était étonnamment vieille, ridée par trop de soleil d’Algérie. Elle l’avait connue étant fillette. A l’époque, c’étaient des coloniaux. On les supposait riches.
Chez eux on buvait le thé à la menthe dans des coupelles de porcelaine posées sur des plateaux de métal doré travaillés dans le style de l’artisanat local.
Oncle et tante lointains, mais plus proches de la famille que bien des branches plus actuelles.
-Vous savez, c’est à Edmond qu’il faudrait le demander. Ils étaient à la petite école ensemble. Et à l’église aussi, me semble t’il. Mais depuis que ce truc lui est tombé sur la tête…
Elle soupira.
-Quel truc ?
-Oh, ça remonte déjà loin ! En creusant la tombe de votre grand-père. Un chapiteau d’une tombe voisine était fragile. Il ne s’est pas rendu compte. D’un coup de pelle, le truc lui est tombé sur la tête. On l’a retrouvé allongé dans la fosse !
-Je n’en ai rien su !
-C’est vrai, on ne savait pas où vous joindre. Pas même Laurent. Pourtant, il était resté proche. Il venait souvent en vacances. Vous aussi. La dernière fois, en 85, il était malade. Je m’en souviens. Il était venu nous faire ses adieux. Il voulait retrouver un papier qu’il avait laissé il y a longtemps dans la maison de Pépé.
-Comment étiez-vous parente avec Pépé ?
-Par sa sœur ! C’était une grande famille. Huit frères et sœurs. Ca fait du monde.
Je suis sa cousine. Et celle aussi de Laurent.
-Attendez. Vous êtes la cousine de mon père et celle aussi de Laurent. Mais c’est Laurent qui est mon père.
-Ah, je ne crois pas. Vous vous êtes la fille de l’autre. Celui qui était parti enseigner à Bordeaux. Vous avez fait les écoles, dans cette branche. Nous on était juste sorti avec le certificat d’études et c’était déjà bien à notre époque ! Et puis moi je m’étais mariée à un fonctionnaire. On était parti en Algérie. On est rentré comme tout le monde en 62. On n’a rien emporté, que des bricoles.
-Votre père aimait qu’on lui en parle. Surtout de la plaine de la Mitidja, parce qu’il avait, je crois raté son agrégation sur le sujet ! Le pôvre ! Votre grand-mère l’aimait beaucoup. Il était le chouchou de la famille. Il avait deux grands sœurs qui le couvaient. Alors il était tout le temps malade.
-Mais c’est bien lui qui s’appelait Laurent. Et qui est mort d’un cancer en 86.
-Vous êtes là pour quelques jours ? Revenez demain. Edmond est allé à Barthalet. Ca m’étonnerait qu’il rentre tôt. Il aime voir les vaches et les traire si sa cousine le laisse faire. Il renverse parfois le seau ! Il se souviendra peut être ?
Montségur Ariège
Il me restait à tuer le temps. J’avais trouvé une petite auberge à Montségur, malgré la notoriété touristique du lieu. Petite fille, c’était totalement inconnu. Nous seuls, du voisinage, allions monter au pog. Un désert tragique car nous, nous savions que des centaines de gens avaient souffert et étaient morts ici dans les flammes.
Mon père, l’enseignant, résumait : Dans ce pré, le pré « dous crémats », on a brûlé les derniers cathares, des résistants qui occupaient le château et qu’on avait affamés jusqu’à ce qu’ils cèdent et se rendent.
On a toujours dit qu’il y avait un tunnel creusé dans le pog, c’est ainsi qu’on appelle la montagne de Monségur. Et la légende s’en est emparée. Le trésor des cathares ne serait autre que le Graal, le calice qui a contenu le sang du Christ !
Mais s’il y avait eu un tunnel, ils auraient pu s’enfuir.
-Les autres l’ont peut être découvert et bouché ?
-C’est possible !
Malgré l’âge et les rhumatismes, je crois que j’aurais pu faire l’ascension. A sept ou huit ans, je peinais pour arriver au sommet ! J’avais une douleur qui se déclenchait au genou droit. J’avais beau le dire et pleurnicher. Mes parents me demandaient de poursuivre, car eux n’avaient pas l’intention de s’arrêter avant le but.
J’aimais le panorama à l’arrivée et le mystère des lieux.
Cette architecture qui collait à la topographie était tout sauf élégante et légère. Elle s’accrochait à chaque centimètre carré de terrain. Aux deux extrémités sud-est, nord-ouest, des pans de muraille debout montraient encore les fentes par lesquelles le soleil était supposé entrer et sortir en ligne droite lors du solstice d’hiver, ou d’été ? Je décidai de revenir y assister malgré la foule des adeptes que je redoutais par-dessus tout. Mais je sentais bien que quelque chose en moi appartenait à ce lieu pour lequel j’avais moi aussi souffert…si peu eu égard aux tourments des malheureux « crémats ».
J’étais nourrie de ces légendes. L’oncle de mon père, un autre, car il y en avait plusieurs, comme on l’a compris, possédait plusieurs boulets de granit récupérés sur les flancs du pog. Il en avait décoré le jardin.
En redescendant vers le Touyre, j’aperçus les wagonnets de la mine de talc. Alors pourquoi pas un souterrain, des trésors cachés, des documents relatant les derniers instants des hérétiques.
Montferrier
L’église était parfaitement reconnaissable. D’une forme simple, humble, mais belle, avec son clocher chantant. Chaque cloche restituait une note de la gamme et la sonneuse, comme une organiste, actionnait des manches semblables au clavier d’un piano, mais en plus grand ! Les mains épaisses se déplaçaient d’un manche de note au suivant. La cloche retentissait d’un son clair ou aigrelet mais caractéristique.
La tante habitait à deux pas, la maison adossée à l’édifice religieux, la porte d’entrée tournée vers l’est, vers le Touyre.
Autrefois, les rives étaient encore sauvages et une promenade avait été aménagée pour les soirées d’été.
Depuis, une voie avait été tracée, de gros blocs de rocher soutenant la nouvelle route que l’on prenait au pont et qui permettait d’éviter le centre du village.
Ce n’était pas plus mal.
On avait tout le loisir d’écouter le murmure de la source qui alimentait le lavoir et avait bercé mon enfance.
Le lavoir était là. Je revoyais une petite silhouette frêle, une petite cuvette émaillée sous le bras, d’où débordaient deux ou trois torchons.
Elle aimait, comme elle l’avait vu faire par les femmes du village, savonner le linge, le laisser reposer, s’imprégner du savon. Puis dans le bassin réservé au lavage, le dernier vers l’évacuation des eaux, tremper son pauvre petit linge et le voir dégorger des tâches de nourriture. Les tâches dissoutes par la matière grasse du savon se répandaient en ruisselets dans l’eau claire, emportées par le courant vers la chute finale et la rigole qui se perdait dans le talus.
Ensuite venait l’opération de rinçage, dans le bac resté clair, le plus proche de la source canalisée dans une gorge de bronze.
C’était magique. Ma sœur aimait par-dessus tout le ruissellement de l’eau des lavoirs, y laver torchons et bouteilles…
Il arrivait qu’on se dispute un torchon. On rentrait mouillées de la tête au pieds.
La maison était bâtie sur la source. Le lavoir collé au mur nord-est. L’ensemble s’appuyait sur un gros mamelon où l’on devinait sous le lierre les restes d’un bâtiment important, le château de Montferrier. Il avait abrité un jardin. Mon grand-père y avait des ruches et faisait son miel. On pouvait y accéder depuis le troisième étage de la maison qui en comptait quatre. Une belle maison aujourd’hui à l’abandon. Sombre, grise, indestructible. Nous étions châtelaines à notre manière. Même sous les ronces, une part de nous savait qu’elle n’était pas quelconque.
Edmond
Je voulais lui faire dire ce qui s’était passé quand la stèle l’avait assommé.
Il ahanait plus qu’il ne s’exprimait. Les mots passaient par la cavité nasale.
Aucune dentale. Il fallait suivre. Et cependant, quand je prononçai le nom de Laurent, il eut comme un rire intérieur, une sorte de jubilation qui illumina toute sa face tordue.
-Heu hui izé : Auhen ! Appens oua à irhe !
Hi était fooor !
(Je lui disais : Laurent, apprends nous à lire ! Il était fort !)
C’était fou. Pour tous ces gens, mon père avait été un héros. Pour eux, on dirait aujourd’hui : il avait réponse à tout. Il connaissait les saisons, faisait des prévisions méteo avec un baromètre en bronze posé sur la fenêtre. Il jardinait assez bien, traitait les arbres fruitiers. Et surtout il connaissait des histoires du passé. De la révolution française, comme s’il y avait vécu.
Le pauvre garçon avait les cheveux blancs par place. Comme si un coup de lune l’avait frappé à certains endroits seulement. Décrire ses vêtements serait peu charitable, bien que la tante montre une grande attention à sa mise. Le pull était constellé de taches, sans couleur évidente. Le pantalon en velours élimé. Mais il avait une cravate flamboyante.
-Afhen…heu vais heu cheuché un bfeau fafié !
(Attends…je vais te chercher un beau papier !)
Ce papier, ce beau papier, c’était un diplôme. Un certificat d’études de l’année 1929. Tout enluminé, tamponné et signé de l’académie de Foix.
Edmond Sobra, fils de Roger Sobra et de Valentine Icre. Né à Montferrier en 1915.
-Auhen, il a mon aheu !
Je traduis :Il a le même âge.
Je l’ai vu pas ya pas si longtemps. Il allait à Barthalet voir Victor.
Je m’étonnais.
-Ah bon ? Quand ça exactement ? L’an dernier ?
-Non non. Il y a quelques jours !
C’était tout à fait impossible. Puisque Laurent était mort en 1986 !
-Il allait vers l’école. Il est fort ! Il apprend à lire aux enfants !
-D’accord ! mais dites moi. Que vous est-il arrivé au cimetière ?
-C’est ma faute. J’ai pas fait attention. Je creusais une tombe. Et celle d’à côté m’est tombée dessus. Sur ce coin de la tête. Là ! Touchez. J’ai encore une bosse.
Après, je suis allé à l’hôpital de Lavelanet. Et à Toulouse ! C’est loin. J’étais jamais allé aussi loin de ma vie. Pas comme Laurent qui est allé aux écoles. Si loin. Il avait appris à chanter, à faire du basket, à conduire une voiture. Sa mère était folle de peur. Heureusement que l’autre restait à la maison.
-Quel autre ?
-Son frère, je crois. Ou bien le mien ? Vous savez, il faut m’excuser. Avec ce coup, je ne me souviens plus de rien.
Il était difficile de le suivre, de se concentrer sur son discours.
-Vous auriez une photo de Laurent, de vous et de l’autre ? A l’école, ou ailleurs ?
-Je crois bien.
Il repartit en direction de la salle commune, fermée vers la place par un rideau de perles de bois de couleur.
Sa mère somnolait et réveillée par le silence brisé par la sonnerie de l’angélus me dit :
-Ne croyez pas tout ce qu’il raconte. C’est un enfant attardé. Il a fait de Laurent son idole. Laurent servait la messe. Edmond restait en retrait. A la fin de l’office, le curé leur donnait des choux à la crème ! Laurent se débrouillait toujours pour en avoir un supplémentaire pour son cousin.
Il disait c’est pour mon frère, l’autre qui est malade et ne quitte pas la maison.
Le curé avalait l’histoire. Ou alors il en savait plus que nous.
Edmond revenait avec une boite en bois. Un coffret large et plat. Des tampons, Oran, Mostaganem désignaient son origine. Un témoignage sauvé de l’exode.
La boite était pleine de vieilles photos.
Il fouilla quelques instants et ressortit une photo en noir et blanc, virant au sépia.
Elle représentait des communiants. Les plus grands étaient au dernier rang. Laurent était reconnaissable à ses cheveux noirs, la raie sur le côté, et ses lunettes rondes cerclées de métal. Son costume paraissait étriqué, mais il arborait un magnifique brassard de dentelle.
-Hé hui ! Auhen !
Et oua… heu hui ihi !
(C’est lui, Laurent ! Et moi, je suis ici)
Il me montrait le plus petit des enfants, au premier rang, la tête tournée au moment de la photo, comme s’il cherchait son cousin du regard. Le curé était assis au centre. A côté de lui une fillette, son long voile blanc tordu sur le cou.
Puis un garçon blond, pâlot, au costume clair.
-Hé hui ! L’auheu !
(Et lui, c’est l’Autre)
-Comment s’appelait-il ?
Là, je commençais à croire au surnaturel !
-Auhen, comme l’auheu !
(Laurent, comme l’Autre)
-C’est sa tombe que vous creusiez quand la pierre sculptée vous est tombée dessus ?
-Je crois. Ou alors celle de votre grand père. Pépé. Le frère de mon grand père.
On s’y perdait. Ce discours me fatiguait.
Je décidai de monter au Peyrot, voir ce qui avait changé, la route qui avait été tracée, les lotissements.
Montferrier
Je demandai à Edmond de me conduire au cimetière. Dois-je en avoir honte ? Je ne suis jamais allée sur la tombe de mes grands-parents. Il fut un temps où les familles s’efforçaient de cacher la mort aux enfants. Quand ma grand-mère était morte, on m’avait clairement annoncé que je n’étais pas du voyage.
Anna. Elle portait un voile noir qui soulignait ses traits anguleux, pommettes hautes, yeux de braise dans des orbites creuses et violacées. Elle ne m’a pas laissé beaucoup de souvenirs. Je la voyais toujours accroupie, devant le feu, le dos tourné à la porte, touillant une garbure, si bien que je n’ai pas eu beaucoup de contacts. Je suppose que nous étions pour elle, ma mère, ma sœur et moi, des étrangères venues du Diable ! Elle se contentait de retrouver son petit. Elle roulait les « r » et comme tous les ariégeois, prononçait indifféremment Laurent et Roland. C’était souvent source de confusion puisqu’un neveu s’appelait Roland et la légende de l’un croisait celle de l’autre, souvenirs de guerre, de dépaysements, on ne savait plus de qui il s’agissait. Elle mise à part, que je ne connaissais pas, je les aimais beaucoup. C’étaient des gens droits, d’une seule parole.
Je n’étais jamais allée sur sa tombe.
-On pohteha des feuh !
(On portera des fleurs)
-Il y a un fleuriste ici ?
-Euh sfais pfa…
Le chemin était goudronné, en bon état. On marchait d’un bon pas, quand Edmond désigna du doigt l’ancienne usine sur les bords du Touyre.
-Cfé là que Auhen fenait pfecher !
(C’est là que Laurent venait pêcher)
-Je sais qu’il aimait la pêche à la truite et il y en avait quantité en amont de l’usine. Après, elle s’empoisonnaient dans le jus coloré des teintures. C’est pourquoi il se tenait là, juste avant qu’elle s’asphyxient.
-Hi hé fooo…Auhen !
(Il est fort, Laurent)
-Dis moi. A l’église, est-ce qu’il priait vraiment ?
-Ofh, moa…che sfai pfa. (Je traduis car j’imagine votre trouble à la vue des nombreux « h » et « f » qui résument tant bien que mal la sonorité des consonnes !) Le curé l’aimait bien et lui donnait des éclairs et des choux à la crème !
-Ca je le sais. Je voudrais en savoir plus. S’il priait, s’il avait un livre de prières.
-Je crois bien. On en avait tous. Le curé nous l’avait donné. On se faisait gronder si on l’oubliait.
-Il avait des saints préférés ?
-Le sien, bien sûr, mais aussi tous les autres. Jean surtout. Et l’autre. Paul, celui du chemin de Damas !
Edmond semblait avoir une grande culture religieuse. Ses parents avaient rejoint une communauté traditionnaliste en Algérie. Il était resté au premier degré. Ou alors, le choc reçu l’avait ramené aux croyances de l’enfance.
On passa devant le puits, un petit château d’eau très bas et massif fermé par une lourde porte métallique. On entendait l’eau suinter dans le secret de l’édifice.
A la sortie, des fleurs des champs poussaient plus vigoureuses sur le talus. J’en coupai quelques une pour confectionner un humble bouquet.
-C’est comme sur la pierre.
-Quelle pierre ?
-La fleur. Elle ressemble à celle de la pierre qui m’est tombée dessus.
-C’est une sorte de liseron, plus gras et plus fort.
-Il y en avait dans le livre de Laurent.
-Ou alors une sorte d’altea à cinq côtés. Comme les étoiles de mer !
Chemin faisant, nous arrivions aux abords du cimetière.
Une vieille femme était inclinée, le visage émacié, tragique sur la tombe d’un enfant identifiable à la multitude des angelots et des fleurs en perles de verre.
Edmond me guidait sur le sentier raboteux, pleins de pièges et de marches branlantes.
Une partie avait cependant été récemment rénovée. Tout à coup, les pavés étaient lisses, s’emboitaient à la perfection. Les tombes étaient propres et fleuries.
Mon cousin s’arrêta devant un petit mausolée de style oriental, sorte de façade de mosquée ou de palais turc. Le portail, reproduction d’une porte du ciel, était encadré de deux tourelles. L’une était plus courte. Le dôme manquait. L’autre était intacte. La pierre grossièrement sculptée représentait un énorme liseron à cinq pétales, une fleur onirique, croisement entre une rose anglaise et un hibiscus tropical.
-Voilà. C’est ce morceau que j’ai reçu sur la tête.
-Quelqu’un était présent ? Il y avait du vent ?
-Non. Je l’ai bousculé avec le manche de ma bèche.
Il me montra la tombe voisine, fraichement désherbée.
La stèle portait différentes gravures dont une surprenante ici en pleine montagne ariégeoise : Jean le Turc, né à Granville en 1696 !
Que venait-il faire dans cette galère !
Je fis le tour du cimetière, fouinant entre les tombes, à la recherche de…quoi…au juste ?
-Edmond, je ne savais pas avant une date très récente que je pouvais m’intéresser à mes origines. Peux-tu m’aider ? je peux te tutoyer ? Après tout, nous sommes de la même famille, de la même lignée, même si tu ne portes pas le nom de ta mère. Que sais-tu de notre famille ?
-Heu fai pas grand fose…Vaimais bien Auhen, fai tout.
(Je ne sais pas grand-chose. J’aimais bien Laurent, c’est tout)
On continuait à tourner autour de la tombe. Ca tourne en rond, c’est ce que je me disais intérieurement. Je détaillais les angelots de porcelaine, les fleurs aux fragiles pétales de terre cuite, les résilles de perles de verre qui portaient de vieilles plaques métalliques -pas de plastique à cette époque là-cabossées, tordues, ternies.
« A mon amour », « A notre grand père Casimir », « A notre compagnon, les anciens des Dardanelles »…Il ne devait plus en rester beaucoup !
Dans une sorte d’icône en forme de chapelle gothique, une plaque plus ancienne et plus mystérieuse porte une maxime écrite dans un langage incompréhensible : « icre era ternogiul casimir… » du latin, du roumain ?
-C’est bien la tombe de votre grand-père. Je traduis toujours son langage amputé des consonnes et épaissi par des chuintements.
Il se mit à lire la petite phrase : Ihr-ha ! avec derrière le « i » un son très guttural et un « r » roulé. Spontanément il avait terminé par un son ouvert en « a » et non un « e ».
Je n’en croyais pas mes oreilles. J’avais déjà entendu ces sons, prononcés de la même façon. C’était il y a très longtemps en Roumanie, dans le Delta du Danube.
Avant que je ne puisse lui faire une remarque, lui dire ce qui me sautait à l’esprit, Edmond Sobra-Icre, le cousin de mon père, enchaînait :
-Vous connaissez le groupe Era. C’est un groupe de chanteurs new-age.
Les bras m’en tombaient, comme dit le simple mortel. Edmond connaissait la vague new-age !
-C’est dans leur chanson Hymne. Je la connais par cœur. On dit que c’est en langage imaginaire. Mais c’est faux. C’est un vrai langage venu de la nuit des temps !
-Et ça signifie ?
– Souvenez-vous de Casimir qui est venu du pays des œufs noirs ! Qu’il repose sous ce nom là !
Je mis un certain temps à reprendre mes esprits.
Je lui fis répéter, et répéter la phrase en roumain.
-Ce n’est pas du roumain, me précisa Edmond. Icre, c’est du serbe. C’est un des mots emprunté par les roumains au serbe. A cause de la Mer Noire. A cause de la mer Caspienne. Ils se sont rencontrés et ses sont mêlés dans les petits ports de pêche.
J’avais du mal à suivre dans la langue ânonnée d’Edmond mais je saisissais le principal. Et le détail en prime car quelque chose en moi voulait y croire et s’était préparé de longue date à cette révélation. Lorsque j’avais entendu le mot pour la première fois à Tulcea, au confluent du Danube, nous étions en face d’une carte de restaurant. Restaurant vide. Aquarium vides. Lignes entières de « icra » rayées d’un coup de stylo. N’Y en a pas… Non y en a pas. Cette variété non plus, n’y en a pas…
– Yen n’a pas… mais de quoi ?!
Un coup d’éclair ! Une explication comme une autre… au bord d’un fleuve…un poisson saisonnier ? Comme l’alose dans mon pays, la vallée de la Garonne ?
Bon sang…Un poisson saisonnier en Roumanie ! Des esturgeons, du caviar !!
Et je faisais signe au serveur en traçant dans l’air des bulles minuscules.
« Oui, c’est ça ! Les œufs noirs ! »
Icre signifiait à la fois les œufs et la couleur noire.
-Que dit la suite du texte ?
-Là c’est difficile. Il faudrait que Auhen ( Laurent) soit là pour traduire. A la messe c’est lui qui avait le missel. Je sais que ça raconte une histoire de fleur dans le jardin du bien et du mal.
-Une fleur de pommier ? Une pomme ?
Après tout c’était peut être une allusion au paradis terrestre.
-Pas du tout. Une fleur comme un lys, ou plutôt, comme un…liseron ! Avec comme des branches, qui vous emprisonnent et vous étouffent !
-Comme le mal ?
-Dieu nous en protège.
Et là-dessus, il se met à réciter une litanie étrange. Pleine de mots gutturaux.
Prières, paroles de chansons, rêverie new-age ?
Je ne pus m’empêcher de sourire intérieurement.
Il fallait que je retrouve ce document que Laurent était venu chercher lors de la vente de la maison. J’étais certaine d’y trouver la réponse.
-Edmond, est-ce que Laurent avait trouvé ce qu’il voulait récupérer quand on a vendu la maison ?
-Il me semble que oui. Il y avait une liasse de billets. Des faux billets ! Vous savez, des billets de la Révolution française, des « assignats ». Il y en avait tellement que votre grand-père en av ait tapissé les murs du salon.
-Comment les avait-il eus ?
-Il les avait trouvés dans la maison, en remplaçant un morceau d’une plinthe en bois. Ca, c’est pas Auhen qui l’aurait fait. Ni l’autre…Celui qui était toujours malade. On l’avait envoyé à Mirepoix chez le guérisseur. Auhen était allé avec lui. Rassurez-vous. Ca n’avait aucun rapport avec le bien et le mal !
Le bien et le mal, ça c’est mon affaire ! Tant que Auhen était vivant, c’était lui qui décidait. Maintenant qu’il est mort…Même si certains ont dit qu’ils l’avaient vu à Bram…
S’il n’était pas aussi difficile à suivre – auditivement- je l’aurais volontiers laissé parler tout le long du trajet de retour.
La maison du lavoir. Mirepoix. Bram. Je refusais de m’engager dans ce jeu de pistes stérile. Comme l’Autre !
Et si cet Autre n’était autre que mon père à deux époque de sa vie ?
Petit il était souffreteux. C’est certain. Ses sœurs n’en faisaient pas mystère.
Il y avait peut-être le garçon frêle. Il y avait celui qui s’était aguerri en jouant au basket. Celui qui montait au Peyrot cueillir des champignons, qui pêchait la truite près de l’usine. Et puis il y avait celui qui se plongeait des heures durant dans ses livres. Qui étudiait. Qui écrivait. Je pensais qu’il n’écrivait que des compte rendus de recherches géologiques. Ecrivait-il autre chose ?
A cet instant précis nous passions devant la maison. La porte était ouverte. Les volets branlants. Elle n’était plus habitée depuis longtemps.
J’entrai. Une rumeur ancienne évoquait pour moi des souvenirs de joie et de tristesse. Des souvenirs d’ennui les jours de pluie au mois d’août. Des souvenirs de garde-champêtre, tournant la manivelle de son tambour semi-automatique.
« Avis à la population …une foire aux plaisirs aura lieu dimanche… » des souvenirs de cahier de devoirs de vacances qu’on appréhendait d’ouvrir chaque jour à la même heure. Des jours de gaité, quand on partait avec la 4 CV pour un pique nique lointain. On traversait l’Aude par Belesta, pour atteindre le lac de Saint Ferréol dans la Montagne noire. Les contreforts du Massif Central ! Un aller- retour dans la journée, une expédition !
Mais les moments et les jours de vacances préférés étaient ceux qui conduisaient à Laroque d’Olmes, chez les oncles et tantes, chez le cousin Roland. On chantait « Mes mains… dessinent dans le soir… » On ne racontait jamais d’histoires d’Algérie. Roland était très pieux. Il l’est toujours et ne manque jamais de chanter à la chorale de l’église d’Olmes. Avait-il connu la peur ? Avait-il été témoin de drames sanglants ? Avait-il lui-même porté le fer et le feu sur l’ennemi ? Tout un pan de vie restait dans l’ombre au rythme lancinant des métiers à tisser, si gais, si beaux, qui faisaient rentrer de l’argent et des tas de cadeaux, des échantillons de draperies qui faisaient le bonheur de maman ou des poupées.
Laurent était rayonnant au milieu des siens. Il riait de l’époque des enfants de cœur et des choux à la crème ! En apparence, aucun sentiment religieux n’avait subsisté à l’adolescence, l’école de Mirepoix, l’apprentissage de l’enseignement, la guerre, Dunkerque, Londres, l’arrivée en Gironde. Portait-il en lui le jardin du bien et du mal ? L’avait-il transcendé dans son activité d’enseignant ? L’avait-il enseigné en parallèle ? Etait-il le dernier des bogomiles ? Ou simplement l’enfant rêvé de la République, avec la curiosité, l’intelligence et l’étude pour seul message à ceux qui naissent du côté ingrat de la barrière ?
Route du Peyrot
J’avais à peine entamé la montée que je l’aperçus, à quelques mètres en amont.
Il avait de longue jambes et avançait sur un rythme soutenu. Sa silhouette était caractéristique. Longues jambes, longs bras, un béret penché vers la droite. Une canne. Il tâtait les bas côtés à la recherche de champignons. Ce n’était pas encore la saison des mousserons mais il y avait sans doute des lactaires et de simples rosés.
Il les aimait dans une omelette de deux œufs battus au lait. Sa mère lui en faisait le dimanche.
Petit garçon, il était dorloté par sa mère et ses sœurs.
Mais qu’est-ce que je racontais…Je venais de voir un fantôme ? A moins que ce ne soit l’Autre, ce mystérieux frère jumeau qui restait dans l’ombre tiède du foyer.
L’homme marchait toujours d’un bon pas. Puis il se mit à chanter « Bet ceu de Pau ».
La route longeait un petit bois. Quand j’arrivai à ce que je pensais être son niveau, il avait disparu, sans doute entré dans le bois. J’entendais la voix, loin très loin. Longtemps. Puis le chant d’un ruisselet qui suivait son destin vers le Touyre.