Marie Christiane Icre Courtioux
Je m’installais au bureau par réflexe, par routine, sans savoir ce qu’il en sortirait.
Aujourd’hui plus que jamais, j’avais ce sentiment d’être englué dans une toile d’araignée.
Pas de nouvelles de ma retraite, après je ne sais combien de semaines et de lieux de démarches. Il fallait continuer à attendre et je détestais ça..
Pas même un nouveau bistro pour faire passer cette angoisse sourde, continuelle, comme un liquide visqueux qu’on presserait hors d’un tube de dentifrice pour chevaux ou pour crocodiles, un truc bien gluant, pourquoi cela me fait penser à la chanson de Pierre Perret
«…on se lavait les crocs à l’Ajax… ». Je déraille. C’est le propre – ou le sale coup- de cette maladie sournoise qui me prend la tête depuis des mois.
Je ne sais plus qui je suis. Je ne sais plus quoi faire. « Que faire… que faire…j’ chais pas quoi faire ! ».. Ça c’est Anna Karina dans Pierrot le Fou.
Ça va mal. Pourquoi ces images de cinéma et de chanson, moi qui ne me suis jamais intéressé à rien à part le vin et les filles.
Tiens à propos, ma fille pense à moi. Elle dont je ne me suis jamais vraiment occupé. C’est pas que je l’aime pas. Je l’aime. Je la trouve belle, un peu fragile. En fait elle est parfois revêche mais jamais avec moi et je lui passe tout.
Encore une idée qui me traverse sans savoir pourquoi : « le Port de l’angoisse » Je vois Humphrey Bogart – là je trahis mon âge non ?- ça me ressemble. Où alors c’est parce que je viens de voir « Elément du crime » de Lars Von Trier et ses eaux glauques.
Je reviens à ma fille. Elle compte sur moi pour figurer -avantageusement- à une réception donnée en l’honneur d’un vieux copain. Longtemps que je l’ai perdu de vue. Un cas, ce type.
Un ancien flic reconverti dans la peinture. Pas le papier peint et peinture, non l’artiste peintre et encore très progressiste. Dans les années soixante, il avait déjà sauté le pas. Il ne faisait plus figuratif mais ABSTRAIT. Tout le monde le regardait comme une bête curieuse, puis peu à peu avec respect, quand le maire de la ville lui avait remis les clés de l’Ecole des Beaux Arts.
On se croisait dans cet immeuble pur XIXème avec vraies imitations de faux Praxitèle. Michel-Ange n’était pas mal servi non plus. On en riait en coinçant quelques élèves – filles -derrière les gros muscles et les fessiers rebondis des athlètes antiques. Je précise filles car à l’époque, s’il y avait des homosexuels, ça ne se savait pas. On en était encore aux « Amitiés particulières » de Roger Peyrefitte ….Il y avait tant de collèges masculins dans la région que les relations ambigües devaient être monnaie courante. On les jugeait plutôt comme romans à l’eau de rose pour jeunes gens boutonneux.
Et eux ne s’affichaient pas, tandis que les machos dans notre genre se vantaient plutôt de leur tableau de chasse féminin.
Je l’appelais Samson parce que j’étais musicien et qu’il vivait au milieu des colosses. C’était entre nous et personne d’autre ne lui donnait ce surnom. Il n’avait pas les cheveux longs et pour cause. Il était flic comme je l’ai déjà dit, et les cheveux longs, en ce temps là c’était plutôt lui qui les poursuivait.
Je pense qu’il en avait un certain nombre à son actif quand les premiers casseurs s’étaient illustrés jusque sur le pavé de la ville. Une ville si calme, si bourgeoise, si réservée qui s’était effarouchée aux premières notes de blues. On en reparlera si nécessaire. On s’enfermait dans une cave, chez un garçon de la bourgeoisie commerçante. On fumait et on faisait du jazz toute la nuit. C’était cela notre seul vrai lien car nos conditions étaient trop différentes.
Le flic et moi on s’entendait autour du piano ou de la batterie. Il essayait d’en tâter un peu. Mais son vrai truc, c’était la peinture. Des couches de couleurs jetées sur du papier ou de la toile, dans lesquelles avec la pointe d’une mine, il traçait des lignes de démarcation. Il avait quelque chose dans les doigts que moi batteur, je n’avais pas. Il avait ce geste qui du premier coup donnait la vie au mouvement de la jambe ou du torse. On voyait le gars ou la bonne femme d’un seul coup d’œil. Il avait du talent. Il en avait fait son métier, lâchant la police qui ne lui plaisait guère et ne lui avait valu que des ennuis. Sa femme l’avait quitté. Il avait trouvé refuge dans un atelier extraordinaire sous les toits, avec vue sur le fleuve. Là il donnait rendez-vous à ses modèles et passait des heures à les entourer de draps blancs avant de les déshabiller pour dessiner leurs seins fermes et leurs cheveux emmêlés. Les filles étaient impécunieuses et il leur donnait quelques francs. Ou alors, il leur offrait le gîte et le couvert le temps de leur tirer le portrait et le reste. Il n’était pas vraiment partageur mais on arrivait à manger quelques miettes de la table de l’artiste. Les ennuis commençaient avec les fausses couches et les pères introuvables. Les familles hargneuses quand les petites étaient trop grosses. On s’amusait. On ne pensait à rien.
Il me tardait de le revoir, de voir sa tête quarante ans après ! Est-ce que lui me reconnaîtrait. Est-ce que moi j’aurais changé plus que lui ?
C’est ma femme qui l’a reconnu la première, de dos dans la foule. Petit et encore un peu trapu malgré le grand âge. Des cheveux – ce que je n’avais presque plus – des cheveux gris et toujours ces bacchantes, car ces moustaches là ne méritaient pas d’autre nom.
Samson ! Après un infime temps d’hésitation, il me tomba dans les bras. Les gens se pressaient et certains ont dû se demander qui était cet individu, si familier…s’ils savaient qu’on ne s’était pas revus depuis… j’ai bien dit quarante ans ?
Tous les autres étaient là à quelques exceptions près. Tous des bourgeois de la belle époque et des nuits blanches. Jass… parce qu’il s’exprimait sur son sax comme une chasse d’eau. Son père avait été un gros industriel des machines outils et il n’avait jamais vraiment travaillé à ma connaissance. Le souvenir des moments partagés suffit à nous jeter nous aussi dans les bras l’un de l’autre, bien qu’à l’époque, aucune sympathie ne nous rapprochait vraiment. Dans mes sentiments envers lui, rien n’égalait mon admiration pour l’autre, le flic.
Avec le recul du temps qui vous fait une gueule de victime à la Léo Ferré, on peut oublier la vérité des jalousies et passer un peu de ripolin sur les illusions d’amitié. Il était vraiment décati et donc, une sorte de coton hydrophile avait serré ma gorge, déclenchant un peu de compassion.
(Très à la mode, un effet de plus de la mondialisation).
En fait, un vrai bal des revenants que cette fête là ! Mais fermé aux plus de quatre vingt dix ans. Certains d’entre nous n’étaient plus de ce monde ou en tout cas, plus en état de venir faire le bœuf avec les Gipsy Swing. Les autres avaient autour de soixante dix, soixante pour les plus jeunes…dont ma femme, une journaliste fouille merde qui adorait les faits divers et tous les mystères inscrits sur la face cachée des gens. Elle allait être gâtée.
A l’époque on avait des batailles épiques pour savoir où était le bon jazz et le faux. Une sorte de malade mental, raciste à rebours, avait décrété hors la loi tout musicien blanc, à plus forte raison s’il sortait d’une école de musique.
Selon lui, les seuls authentiques étaient les rescapés de l’esclavage et des bayous. Les bas fonds de Chicago, il trouvait cela trop progressiste. Quant à la Californie et ses guimauves pour films policiers, c’était de la contrefaçon, comme les sourcils de Lana Turner. Pourquoi elle, parce que vraiment dans « La Mousson », un gars avait eu la pince à épiler ravageuse. Pas étonnant que Burton se soit tourné vers Liz Taylor qui avait de vrais cheveux et de vrais yeux violette.
Ne parlons pas de Marlène. Personnellement, elle n’était pas mon type mais je reconnais que sur le tard elle avait conservé des jambes admirables. Tellement belles qu’on n’aurait jamais songé à les effleurer. Une vraie Vénus cette fille. Cela ne nous empêchait pas de lui préférer quelques filles bien grasses et assez peu reluisantes au moment de passer à l’acte.
Je n’ai jamais éprouvé de passion pour une de ces filles. Le flic, je l’ignore. Trop artiste pour être vraiment amoureux… La vérité est qu’on les culbutait pour le seul plaisir du moment, comme des chiens en rut, avant d’aller courir d’autres lièvres. Mais j’ai peut être la mémoire qui flanche et certaines aventures avaient failli tourner au vinaigre conjugal.
Je n’osais pas lui demander s’il avait revu sa femme. La mienne furetait dans tous les coins, béate d’admiration devant les lieux et la décoration minimaliste à coup de flambeaux rose fuchsia. Le résultat était assez réussi. On se sentait transporté. Ailleurs.
L’histoire de ce lieu est d’ailleurs étonnante, celle d’une base pour les sous-marins, bâtie dans une portion marécageuse de la Garonne, par le Génie de l’Armée italienne et des républicains espagnols faits prisonniers, pour le compte du IIIème Reich
Sous la deuxième Guerre mondiale, Bordeaux était en zone occupée et le dispositif du mur de l’Atlantique incluait ce bâtiment surréaliste de 22 alvéoles, bassins à flot et formes de radoub, enserrés dans des murs de béton, et couverts d’un toit anti-bombes de neuf mètres d’épaisseur. Il aurait fallu une bombe atomique pour les fracasser.
A l’abandon pendant plusieurs décennies, il avait été restauré – et il restait encore beaucoup à faire- et transformé en un lieu de culture. Il est vrai que les metteurs en scène n’avaient pas à se fouler pour en tirer partie. On y voyait aussi bien des drames antiques que des tragédies du XVIIème ou des concerts symphoniques. L’acoustique était presque parfaite, malgré l’état de délabrement du béton. Certaines parties avaient été totalement rénovées en salles, galeries, promenades ouvertes…et même bistro.
Sans les éclairages déco le lieu aurait été lugubre. Des passerelles reliaient les différents espaces en franchissant des bassins d’eaux glauques. Des eaux d’une couleur mordorée, indéfinissable, qui devait plus aux effets d’éclairage qu’à leur propre vibration. Impossible de dire quelle profondeur se cachait sous la surface immobile mais en apparence ondoyante comme une pièce de soie. Impossible de dire ce qui se cachait au fond de ces cuves de géants qui avaient dissimulé les U Boot d’Hitler de 1941 à 1944.
J’étais frappé par la faible hauteur des garde-corps. La municipalité qui avait pris possession des lieux avait de la chance qu’aucun accident grave ne soit survenu, remettant en cause l’affectation culturelle de l’ensemble.
La galerie était installée dans un réseau de couloirs qui formaient un oppressant labyrinthe. Il fallait l’avoir parcourue en tous sens plusieurs fois pour se repérer enfin et trouver spontanément la sortie. De lourdes portes de métal laissaient parfois apparaître de forts rayons lumineux et le début d’un cheminement vers l’extérieur. Issue de secours.
Enfin un lieu original, me disais-je, moi qui avais vu défiler les décors de toute sorte et les scénographies les plus surréalistes.
On avait une idée troublante de l’enfer. On aurait imaginé un jeu dangereux pour amateurs d’émotions fortes, un décor pour une nouvelle version d’Histoires d’O, chaînes et soupiraux compris. Ou « Eyes Wide Shut ». Quelle secte aurait rêvé plus étrange royaume pour hallucinations collectives et scabreuses.
Les discours étant prononcés dans la plus belle tradition politique, « je remercie, je me félicite et je veux ici rendre hommage au moindre chariot élévateur qui a rendu cette prouesse possible… ». Restait à trinquer, comme au champ de foire de nos campagnes. Car ici, tout le monde avait au moins une racine rurale. Sauf quelques fonctionnaires détachés de Paris par l’ancien premier Ministre.
Cette ville est trop douce à vivre. Elle a toujours attiré les aigrefins sans l’avouer. Au moins Marseille a eu ce courage de reconnaître sa voyoucratie. Bordeaux a toujours sauvé la face, même lorsque ses quais n’étaient peuplés que de bars à putes et de maquereaux.
La police, tenue d’une main de fer, connaissait chaque recoin et chaque turpitude.
De temps en temps, il fallait écraser dans l’œuf le scandale. Rumeurs de ballets roses ou bleus…de trafics de piastres, d’armes et de drogues dures. Une clientèle interlope fréquentait tous ces bars borgnes où les dames de la bourgeoisie venait chercher de l’aide quand il s’agissait de réparer une erreur inavouable. Pour des sommes de misère, les filles savaient comment « faire passer » l’indésirable fœtus. Ni vu ni connu, quelques médecins complaisants faisaient le pont entre le monde du jour et les soupentes crépusculaires. Même chose pour les armes de poing. Il était facile de se procurer des fusils de chasse, tout le monde étant plus ou moins chasseur. Pour les revolvers et autres gros pétards, il en allait autrement. Le milieu était fort bien pourvu, et dans ce répertoire, les flics en connaissaient un rayon et tenaient même la clé du coffre. Encore fallait-il en être.
Samson avait-il su cela. L’avait-il approché, pratiqué ?
Avait-il quitté la police pour cette raison ou pour d’autres, plus personnelles ? Qu’est ce qu’un artiste pouvait bien faire dans ce milieu. Fallait-il chercher plus loin ?
Après quelques retrouvailles, le temps s’étirait sans fin. Plus une goutte à siroter. Plus un canapé valide. Je me mis à sa recherche pour lui faire dédicacer l’ouvrage qui retraçait sa vie et son œuvre. Je crus le voir en grande conversation à l’angle d’un couloir, mais quand j’approchai, c’était quelqu’un d’autre. J’éprouvai un curieux malaise.
Ma femme tournait en rond, comme quelqu’un qui s’ennuie ferme après avoir exprimé tout l’enthousiasme du monde. C’est elle la première, poussée sans doute par son instinct de fouille merde, qui remarqua le manège qui se jouait à l’extrémité de la passerelle.
Trois personnes étaient penchées sur l’eau glauque et commençaient à se redresser et à lever les bras en direction de la foule. Elles avaient repéré dans l’eau jaune un paquet volumineux…non un vêtement gonflé…d’air, mais vide.
Aucun courant d’air n’aurait pu se rendre responsable de cette chute à l’eau. D’ailleurs seul un jeune homme appartenant à l’accueil – ou au service d’ordre- se trouvait à ce niveau. Personne n’était passé depuis un bon moment.
L’affolement gagna très vite l’assemblée lorsqu’il s’avéra qu’on avait perdu Samson de vue. Je n’étais pas le seul à l’avoir recherché pour le saluer.
Les questions fusaient dans le plus grand désordre : et vous, vous l’avez vu ? Quand ? Où ? Et on se mit à courir de toute part. Les couloirs de la galerie prirent des allures de fourmilière, les musiciens tziganes avaient arrêté leur crin-crin, les élus étaient déjà repartis vers d’autres électeurs.
Un veston dans l’eau froide et plus de Samson dans le paysage. La soirée tournait au cauchemar.
Chacun épiait l’autre. Ma femme était en grande discussion avec le service d’ordre. Les pompiers allaient arriver et fouiller le bassin.
J’osais à peine imaginer l’opération. Onze bassins, deux écluses…et si le corps avait déjà eu le temps de dériver vers l’estuaire.
« La marée descend » dit un optimiste non loin de moi. Comment le savait-il ? Etait-il dans le coup ? Car en effet, pour faire disparaître quelqu’un dans les eaux du fleuve, il valait mieux que la marée descende et que le corps soit emporté vers l’embouchure et l’océan…s’il y arrivait avant de se faire accrocher par quelque branchages ou filet tendu.
En quelques minutes, les forces de tout ordre étaient là, pompiers, police, gendarmerie du port. On nous parqua dans une des salles de la galerie, sombre et grise à souhait. La tonalité des œuvres aurait dû nous alerter et nous laisser pressentir le pire. Quand on peint des choses aussi sombres, on ne peut qu’attirer le malheur. Etrange car le personnage, du moins mon Samson à moi, était aux antipodes de cette sinistrose. Un garçon sérieux, parfois grincheux mais le plus souvent bon vivant et même joyeux drille, toujours une bonne blague aux lèvres dans un savoureux franc-parler.
Une longue nuit commença. Le buffet – je l’ai déjà souligné – avait été lessivé en moins de temps qu’il ne faut pour lever un verre. Etions- nous condamnés à attendre l’aurore sans un petit réconfort.
Heureusement, dans cette foule typiquement bordelaise, il y avait ceux qui ne peuvent sauter de repas sous aucun prétexte et conservent de la dernière guerre des habitudes de provisions d’urgence. Grâce au téléphone portable, certains avaient déjà contacté famille et amis pour qu’on leur livre des victuailles. On allait bien voir.
Ma femme pestait qu’elle n’avait pas son cahier de notes sur elle et que les quelques feuilles de papier oubliées dans le coffre de la voiture ne suffiraient pas à faire face au besoin. Mauvais point pour quelqu’un qui est constamment sur le brèche et n’est jamais censé baisser la garde. Autrefois, cela lui aurait valu une réprimande pour ratage.
Elle n’avait pas non plus son appareil photo. Et ce n’est pas faute de l’avoir acheté à prix d’or pour être opérationnelle en toute circonstance.
Si ce n’était pas une belle circonstance, la vedette de la fête, un homme âgé de 82 ans, en pleine forme, disparu subitement au beau milieu de la foule, dans un lieu hallucinant de beauté et de menaces.
On nous fit ranger à la queue leu leu, la table des signatures étant reconvertie dans la prise de témoignage.
Ce n’était plus la cohue mais la cour des miracles. Tous ces beaux bourgeois, ces intellos, ces versés dans l’art, geignaient et s’impatientaient.
Merci le portable puisqu’au moins on parvenait à avertir les proches d’un retour improbable.
Pour rester à proximité de la table, ma femme se garda bien de dire qu’elle était journaliste et dit simplement qu’elle se tenait à la disposition des enquêteurs et du public en cas de malaise… On pouvait imaginer qu’elle était secouriste.
De fait peu de journalistes avaient fait le déplacement ce soir là et fort heureusement.
Mais si l’affaire commençait à s’ébruiter en ville, il y aurait bientôt une meute vorace autour des témoins.
Un brouillard à couper à la hache s’était levé vers trois heures et toujours pas de café.
Certains avaient réussi à filer à l’anglaise ou simplement après avoir déclaré qu’ils n’avaient rien vu.
J’avisai Jass dans un coin sombre, affalé, comme une victime impuissante de ce fait divers étrange.
-Tu le connais bien toi, Samson ?
-Comme toi, pas plus, pas moins.
Je ne l’ai jamais revu depuis la grande époque du Bahut.
C’était une boite de jazz où tous les nouveaux venus, surtout les parisiens se retrouvaient pour faire le bœuf.
-Qui pouvait lui en vouloir ?
-Tu sais à quatre vingt deux ans, ou on vous a déjà réglé votre compte, ou on ne risque plus grand-chose.
-Tu l’as dit. Les truands qu’il a fait coffrer sont morts il y a longtemps !
-Il était vraiment retiré des voitures. Tu trouves comment ?
-Sa peinture ? Noire.
-Il aurait pas des ennuis ? J’ veux dire un coup de blues ?
-C’est pas impossible, mais qui peut le savoir !
-Ma fille. C’est elle qui l’a vu en dernier pour préparer l’expo. Elle est allée chez lui.
-Alors qu’est-ce qu’elle en dit.
-Rien. Elle n’a pas l’air de croire à un enlèvement, une disparition forcée, un accident…Je me demande…
-Tu crois qu’ils auraient manigancé le coup ?
-Dans ce cas, ils vont morfler pour avoir fait déplacer le ban et l’arrière ban de la police, des pompiers, etc.
-Je ne le crois pas. Ma fille est trop clean. Elle n’oserait jamais.
Un soleil voilé commençait à trouver la faille. Le paysage était de plus en plus glauque. La meute arrivait par voitures entières, caméra au poing.
-Comment était-il venu jusqu’ici ? Il avait sa propre voiture ?
-Non justement répondait ma fille. C’est moi qui suis allée le chercher à domicile vers dix neuf heures. On avait passé toute la journée aux accrochages. Il avait voulu aller se rafraîchir.
-Donc pas besoin de chercher sa voiture.
-Exact.
La police pliait bagages, non sans avoir tout photographié, mesuré, relevé.
Des empreintes, il devait y en avoir des milliers. Le nombre de portes des caves était incalculable.
La conservatrice était folle. Elle n’appréciait pas du tout le coup de pub et se prenait la tête avec les journalistes.
-Comment l’avez-vous trouvé ?
-Normal. Taciturne à certains moments mais au total, assez vif. Plein d’humour.
-Il a un portable ?
-Oui et j’ai son numéro, mais j’ai déjà essayé. Il ne répond pas.
On va tenter de le rappeler. Montrez-nous ça.
-Le numéro sonnait d’abord dans le vide.. puis venait la formule « laissez-moi un message… »
Pas de quoi le loger avec un GPS.
Ma femme et ma fille décidèrent de rester jusqu’au bout et de se faire livrer des pizzas.
Les autres partaient par petits groupes. Le nombre des voitures diminuait. Le parking se vidait. Restaient deux tas de tôles. Des voitures abandonnées comme on en trouve dans les terrains vagues et les lieux retirés, à l’abri des regards.
Par acquis de conscience, les policiers allèrent repérer les carcasses ; L’une était totalement vide, les fils de la radio arrachés, les sièges déchirés, en piteux état.
L’autre contenait des journaux en pagaille, un blouson, des bottes.
Et pour des flics, la bénédiction, des empreintes, comme si on avait décidé de leur fabriquer un arbre de Noël !
Toute leur énergie se concentra sur l’engin. Une dépanneuse vint finalement chercher la voiture pour l’emmener au labo.
-Ma femme, toujours fouille m…leur lança :
« Et s’il s’était fait la malle en bateau… et non en voiture ? »
Et du coup, tout le monde se dirigea vers les quais en forme de port de plaisance que les autorités portuaires avaient décidé d’aménager.
Seulement, un bateau à l’ancre, ça ne laisse pas de trace de pneu quand ça largue les amarres.
Je me remémorai les toiles accrochées le long du dédale.
Ma mémoire étant toujours bonne, je revoyais le tableau intitulé « Larguer les amarres ».
-Bon Dieu. Et si c’était un message codé. Si cela avait un sens.
Je suggérai à ma fille de dire aux policiers de regarder le rôle des abonnés du port.
Vers huit heures, le gardien ouvrit la guitoune et ouvrit ses registres. Ils n’étaient pas vraiment touffus ce qui permit de constater que parmi les premiers enregistrés figurait Jass pour un vieil « Estuaire » de bois de 12 mètres.
Jass était assis à la même place depuis la fin de la nuit et paraissait assoupi.
-Il est où ton bateau, Jass ?
-En cale sèche. On est en train de réparer le presse-étoupe.
-Tu peux nous montrer ?
-Pas de problème.
Il nous conduisit en bande – la police un peu irritée de notre présence constante depuis le début de la nuit- vers des hangars un peu éloignés.
-Le bateau était là, ventre à l’air, récuré jusqu’à la trame du bois.
D’un coup Jass sursauta :
-J’en ai un autre. Un vieux 4,70 de notre jeunesse. Personne ne s’en sert plus. Je ne sais même pas où sont les voiles. Je vois mal quelqu’un naviguer à bord de cette coque de noix. Surtout en pleine nuit !
-Mais dis moi, ce n’est pas ce bateau que nous prenions tous ensemble sur le Bassin ? Samson le connaissait bien.
-Oui mais à quatre vingt deux ans, franchement, je ne le vois pas embarquer.
Cela dit, je ne vois pas non plus le voilier.
De l’autre côté du bassin, on voyait les hommes grenouilles plonger et remonter périodiquement, faisant des gestes de dénégation quand ils arrivaient en surface.
Vers neuf heures, les policiers se dirigèrent vers nous.
-On laisse tomber pour aujourd’hui. On va examiner les empreintes de la voiture.
On reviendra plus trad.
Les autres vous pouvez partir vous aussi.
Jass, ma fille, ma femme et moi, on décida de s’asseoir quelques minutes.
L’orchestre était parti, le traiteur avait eu le temps d’enlever les tables, la conservatrice de pester et de quitter les lieux.
Par acquis de conscience ma fille décida de faire une dernière fois le tour du labyrinthe de la galerie. Elle y avait laissé ses fiches, ses carnets de commande, ses magazines de promotion, son manteau…
Quelques minutes plus tard, elle ressortit comme si elle avait vu le diable.
On prit tous peur tellement on craignait le pire depuis le début de la soirée.
-Il y a une porte ouverte ! On s’en est servi pour réaliser l’installation.
– Je suis sûre qu’il est passé par là ! Il est parti à pied, c’est tout.
S’il m’a fait ça, je le tue !
Jass et moi, on commençait à comprendre. Enfin, on pensait être sur la bonne piste. Une année, il y a près de soixante ans, on avait monté une de nos fameuses blagues.
-Bon sang ! Il a attendu soixante ans pour se venger… enfin pour nous rendre la monnaie de notre pièce !
-Tu veux parler de quoi…
-De cette soirée où nous devions tous nous retrouver à Margaux, dans un château pinardier. On était tous partis avec nos instruments, et nous on avait prétexté qu’on était trop chargés, avec nos batteries et nos autres instruments pour pouvoir l’emmener. On lui avait fait un faux plan ! Il n’avait jamais trouvé la soirée. Je m’en étais voulu.
-Tu crois qu’il aura eu la mémoire aussi longue et la vengeance aussi froide ?
-Maintenant j’en suis sûr. C’est bien un coup de potache en colère, pour nous faire mariner.
-Ca ne nous dit pas où il se trouve !
-Je le verrais bien de retour chez lui, à l’atelier, attendant narquois qu’on se pointe.
Ma fille était assez d’accord avec cette analyse.
Rue du Château d’eau, la boutique était fermée mais un rayon de lumière passait sous le rideau.
On se mit à tambouriner comme des malades en hurlant « Samson, Samson… »
La voisine se mit à la fenêtre
-C’est pas fini ce raffut ? Qu’est-ce que vous voulez ?
-Monsieur… euh… du coup on ne savait plus son nom…le peintre…Enfin Samson…
-Ya belle lurette qu’il n’habite plus ici.
-Mais, dit ma fille, je suis venue hier après midi et c’était son atelier !
-Vous ? Je ne vous ai pas vue.
-On peut entrer.
-Certainement pas ; c’est fermé au cadenas depuis des mois.
-Et en passant par chez vous ?
-Vous êtes culottés tous autant que vous êtes. Bien la même bande que Samson…
-Voyez que vous le connaissez ! Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous faire plaisir ?
-Faites-moi une sérénade puisque vous êtes musiciens !
Jass et moi, on était un peu dubitatifs mais après tout. Jass sortit son sax dont il ne se séparait jamais. Moi, je regardai dans le coffre et trouvai un tambour cubain.
On s’installa sur le trottoir, au mépris de la circulation et des passants qui commençaient à être assez nombreux.
On allait attaquer « Night in Tunisia » !
Quand la fenêtre de l’étage s’ouvrit, Samson s’était peint le visage en touareg. Il s’était collé un turban bleu. Il était hilare.
Le temps qu’on finisse le morceau, il leva le rideau. Une bonne odeur de café régnait dans l’atelier.
Ma fille s’effondra.
-Tu as bien mérité que je te fasse le portrait. A la manière Picasso, d’Andy Warhol ?
C’est toi qui choisis et tu deviendras célèbre.
-A la manière de Samson…
-Vieux con…rimèrent en cœur les autres compères.