La brouette et l’orange de Noël

Souvenirs d’enfance #2

La brouette et l’orange de Noël

par Jean Marie Chabanne

Il neige en ce début de journée, lendemain du passage du père Noël. Les murets qui entourent les maisons ont une couleur immaculée à peine souillée par quelques passants isolés qui ont trempé leur doigt dans la blanche poudre qui les recouvre. L’atmosphère semble ne plus respirer, nul bruit n’anime la rue, aucun bruissement ne se fait entendre dans les arbres dénudés. Les oiseaux sont invisibles, aucune nourriture n’est à espérer pour eux. Au bout de la rue s’écoule la Rivière ; la Rivière Espérance pour tous en cette première année de répit après cinq années de privation, de famine pour certains, de malheurs pour la plupart. Les tickets de distribution sont toujours en vigueur, bien insuffisants pour assurer les besoins d’une famille qui manque de presque tout. Chacun y va de sa combine pour récupérer un complément d’alimentation ou de vêtement, même usagé.

bord-dordogne-001Parents et enfants s’étaient réfugiés dans cette maison familiale, encore toute imprégnée de l’humidité de la dernière inondation, fuyant les avions qui lâchaient leurs bombes au petit bonheur la chance, là où pouvaient se trouver sans doute des ennemis, mais où se trouvaient assurément de braves gens qui n’en pouvaient mais, n’épargnant ni les écoles, ni les hôpitaux, ni les rues et leurs commerces aux vitrines éventrées ou à demi détruites, ni les lieux de rassemblement et de travail. Elles ne faisaient aucun cas des habitations et de leurs occupants, terrorisés par ce déluge de feu et de bruit, calmé par la seule grâce d’un ciel couvert et d’un vent violent. Combien de fois ai-je entendu les voix grondantes des adultes, emportés contre les alliés anglo-américains censés nous délivrer d’une longue occupation, mais dont les ravages meurtriers allongeaient quotidiennement la liste des victimes et occasionnaient des dégâts autrement plus conséquents que ceux mis à l’actif des occupants honnis.

Seule la grande cheminée de l’entrée apportait un peu de chaleur et tous se regroupaient autour du feu rouge doré et de ses flammes éclairantes et joyeuses, qui dansaient sur le fond d’un âtre noirci. Comment ne pas apprécier ce logis fruste, où nous étions à l’abri, en sécurité, partageant la vraie chaleur d’un foyer enfin reconstitué et, de surcroit, la joie d’une fête en famille, la première depuis bien longtemps, loin des rugissements des alertes, et des cris d’horreur qui s’ensuivaient.

Ce matin, nous, les enfants, avions trouvé dans la cheminée des jouets modestes mais tellement bienvenus, au milieu des belles et traditionnelles oranges de Noël, alors que les cloches sonnaient à tout rompre, annonçant la naissance divine d’un petit enfant au fond d’une étable, réchauffé par le souffle d’un âne et d’un bœuf. Nous n’avions cure de savoir comment le père Noël avait pu faire descendre à travers cette cheminée enfumée et sale ces beaux fruits et ces jouets bien enveloppés dans du papier dont l’arrachage constituait une grande part de la fébrilité joyeuse de la découverte, plus parfois que ce qu’il recouvrait. On s’était embrassé, on était heureux, un vrai bonheur profond, on riait, on se montrait les cadeaux. Les parents échangeaient leurs présents utilitaires le plus souvent en cette période de restriction. Quelle belle journée de bonheur et de joie !

Je jetai un regard par la fenêtre et aperçus un jeune garçon du village, un peu plus âgé que moi, dont les parents habitaient une masure en triste état ; on disait qu’ils étaient bien pauvres. La tête couverte d’un vieux chapeau et vêtu d’un pull gris et débraillé, il poussait une brouette chargée, sur la route qu’il arpentait seul. Je ne pus m’empêcher de dire d’une voix forte et amusée : « regardez ce que le père Noël a apporté à Daniel, une vieille brouette ». Je reçus instantanément, en même temps qu’une réprimande morale, une tape sur la joue, peu appuyée certes mais dont je me souviens toujours, et qui, encore aujourd’hui, me retient de prononcer des propos inconsidérés envers des personnes en difficulté. « Puisque tu as remarqué que ce pauvre garçon n’avait pas eu ta chance de recevoir un cadeau de Noël, sors et va lui donner ton orange », me dit mon père en ouvrant la porte. Et me voilà, tout penaud, qui cours vers Daniel et lui offre mon orange. Il me gratifia d’un large sourire, me dit merci, tu es gentil, prit sans attendre la grosse orange, comme elles étaient alors en cette circonstance, l’éplucha consciencieusement, et la dégusta avec un plaisir évident. Je m’approchai de mon papa, qui m’embrassa tendrement, entoura mes épaules de son bras protecteur, me serra contre lui, passa sa main dans mes cheveux et ne dit rien de plus. Plus tard, il me confia combien il avait été fier de me voir remettre cette orange avec humilité et gentillesse à celui qui devint mon ami et que j’aimais retrouver lors de vacances.

  • Image : Bords de Dordogne.