Temoignage #1
par Charles Daney
La première lettre écrite en classe…
(les grandes causes de l’enfance)
La première lettre qu’on fit me fit écrire en classe à l’invitation des instances académiques le fut au Maréchal Pétain alors chef de l’État plébiscité par deux chambres élues par le Front populaire à l’exception de quatre-vingt opposants. Je ne sais si ces lettres sont parvenues à destination. Ce que je sais, c’est qu’il y eut quelques délégations pour les porter à Vichy. La lettre servit d’exemple aux républiques qui suivirent puisqu’il en fut écrit « pour l’Algérie française » dont les trois départements furent les tout premiers libérés, ce qui permit aux jeunes classes (comme en Corse d’ailleurs quelques années plus tard) d’être levées pour la suite des opérations, puis pour l’Indochine française (productrice de caoutchouc et de cardamome). Preuve, s’il en est besoin, que les gouvernements successifs ont toujours tout fait pour réveiller le civisme des jeunes classes. Ces leçons, chacun le sait, commencent par les jeunes classes, les anciens étant considérés comme irrécupérables. Ce ne sont pas les mêmes d’une année sur l’autre. Il est donc sans importance que les incitations soient comme girouettes aux vents variables. Il est vrai que cette spontanéité des lettres scolaires, qui a toutes les fraîcheurs de l’enfance, sert au moins l’orthographe qui « fout le camp » aujourd’hui à la vitesse des manipulations de portables et d’envois de S M S
Je revois l’enfant que j’étais, tirant la langue sur une feuille solitaire : « Monsieur le Maréchal, il est question dans cette pièce de quelqu’un qui ressuscite… France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche comme un père » Ma lettre avait moins de souffle épique que celle de Paul Claudel[1] . Elle disait à peu près : « je suis un enfant qui vous écrit comme tous les enfants de France » ou quelque chose d’approchant car tous les enfants de France écrivaient d’une seule plume surveillée par tous les maîtres de France qu’on avait chargé d’enseigner des vertus nouvelles qu’ils découvraient au fil d’une plume enfantine qui sentait bon l’encre violette renouvelée le matin même et qui n’avait pas eu le temps de pâlir. Nos maîtres l’avaient versée de frais dans des encriers de porcelaine blanche tout neufs débarrassés des bouts de buvard ou de craie qui y traînent habituellement. Ils nous disaient que cela en valait la peine et qu’une jeunesse sans tâche ne pouvait écrire qu’une lettre immaculée.
Au temps du Maréchal les enfants des écoles étaient invités à fournir aussi des dessins. Une habitude ridicule qu’on ne demande plus qu’aux tout petits enfants parce qu’on n’envoie des dessins qu’aux grands pères gâteux, pas aux grands personnages. À l’époque des bons grands papas les dessins étaient encore censés signifier l’amour des enfants pour les grands de ce monde. Il importait peu que le dessin fut mauvais. Les vieillards ont des amitiés coupables pour les tout-petits. Victor Hugo a dit en vers cette complicité de confitures. C’est le message qui compte dans le dessin. Même s’il n’est pas vu de la même manière par celui qui l’envoie que par celui qui le reçoit. Un message n’est jamais si bien senti que par celui qui le délivre. Il ne touche vraiment que son auteur qui est pratiquement le seul à y croire. Ainsi les enfants des écoles et quelques enseignants entraînés par la bonne grâce de leurs « bons petits élèves ». Avec l’apparition des violences à enfants, les dessins servent aujourd’hui à conforter les rapports d’expertises. Parce qu’il n’y a plus que les psychologues à savoir interpréter les dessins d’enfants des classes maternelles. C’est par leur grâce que les dessins des tout-petits qu’on prenait autrefois pour des gribouillis sont devenus des interprétations. Toujours le message, secret à force d’être emberlificoté dans les traits entremêlés des crayons qui sont de toutes les couleurs.
Cet amour s’exprimait aussi gaillardement en chansons. Il s’est trouvé des enseignants pour la faire chanter. Personne, depuis, n’a su, pu ou voulu chanter les bienfaits des régimes successifs. C’est sans doute pourquoi, à part la Marseillaise ou la Carmagnole, les chansons sont négligées dans nos écoles. Il y a des précédents qui marquent durablement les initiatives pédagogiques.
Les lettres, disent les grincheux, ne servent plus à rien depuis qu’elles sont concurrencées par les SMS, les e-mails ou les grèves de La poste. Ils oublient les bienfaits de l’écriture dans laquelle se lancent tous les auteurs à problèmes qui préfèrent encore le livre à la télévision ou au site internet pour faire connaître à tous ce qui n’intéresse qu’eux-mêmes. La preuve, c’est que le livre sert, sinon du support, du moins de prétexte aux émissions télévisées. Il paraît même que l’écriture a une vertu psychologique. Comme le dessin chez les petits enfants. Ce doit être vrai puisque je me sens tout à fait reposé à l’idée d’écrire sur les lettres qu’on me fit rédiger et qui ont disparues de bien des souvenirs et de quelques dossiers.
Il y avait aussi les expositions sur le communisme, sur la franc-maçonnerie, sur les juifs, la guépéou…Rien que des initiations inquiétantes, des lumières brutales qui vous empêchent de dormir la nuit. Aujourd’hui, pourtant, j’ai l’impression que l’on a fait beaucoup de progrès dans le domaine des tortures. Nous y allions d’un pas balancé, le même qui risquait de faire s’écrouler le pont du mauvais forgeron à cause de la paille qu’il laissait dans la poutre. Nos accompagnateurs, qui étaient nos enseignants et que n’accompagnait aucun gendarme, n’ont jamais songé à rompre le rythme des pas glorieux d’une pure jeunesse. Je crois pourtant que nous ne chantions pas.
Si je reviens sur les trois ans et demi de classes sous Vichy c’est parce qu’en ce court laps de temps nous avons tout vu, entendu, pas compris. Nos enseignants avaient des yeux morts, des gestes las. Vichy nous apparaissait comme un théâtre de marionnettes. Tout le monde était en attente. Nous sentions confusément, même ceux d’entre nous qui n’avions pas la radio, que ce que nous voyions, écrivions, dessinions ou chantions n’avait pas grand chose à voir avec la réalité. Peut-être parce qu’il y en avait trop et que « trop, c’est trop ». Parce qu’ils cachaient quelque chose d’inconsistant sous la gravité de leur démarche. Ils nous cachaient surtout le drame de l’occupation. Je crois bien que c’est ainsi que j’ai appris à ne jamais croire ce qu’on me disait avec insistance, à me méfier des publicités et des propagandes, à prendre mes distances avec les organisations si sûres d’elles-mêmes. On ne vit pas impunément une adolescence occupée. Le secret, c’est ce qu’on dit à quelques-uns pour être su de tous et la lettre ouvert ce qu’on proclame à tous afin d’être vite oublié. C’est Pierre Boutang qui le dit dans l’Ontologie du secret que m’a donné son fils Daniel pour remplacer celui que m’a emprunté et pas rendu une femme professeur de philosophie à Nanterre sans doute effarée de mes lectures et gardienne autoproclamée de ma vertu philosophique.
« Tout de même, ce que vous me dites depuis quatre ans, mon général, je ne suis pas sourd » écrit Claudel[2] en hommage au général de Gaulle. En classe nos personnages eurent alors pour nom Algérie, Indochine. C’était le temps de la ligue maritime et coloniale que l’on vantait en classe : « Monsieur le Président Je vous écris pour vous dire toutes les vertus de l’Algérie qui renferme les trois préfectures d’Oran, d’Alger et de Constantine. Et puis nous y avons trouvé du pétrole sans lequel nous ne pourrions pas faire rouler les automobiles… » ou « je vous écris pour vous dire qu’il ne faut pas abandonner l’Indochine parce qu’elle fournit tout le caoutchouc dont nous avons besoin pour nos automobiles… ». On écrit toujours pour dire quelque chose de simple et de bien appris. Pour les vertus de l’automobile aussi qui s’est bien développée depuis sans l’aide d’aucune lettre. Au point qu’on fit écrire les enfants des écoles pour la sécurité routière. On ne leur fit pas envoyer de SMS qui sont réservés aux questions à poser aux présentateurs de télévision pour leur faire croire qu’on suit leurs émissions alors qu’on ne s’intéresse qu’aux personnages qu’ils font semblant de découvrir à l’heure où ils les interrogent quand il y a belle lurette que les téléspectateurs ont tout appris d’eux par la presse « people » de la semaine passée. On apprend plus par les journaux qu’à l’école. En classe, les SMS ne servent qu’à communiquer silencieusement pendant les cours.
Après avoir écrit la lettre au Maréchal et fait écrire les lettres pour l’Algérie et l’Indochine françaises je me suis désintéressé de cette correspondance de commis aux écritures. Il est bien passé encore quelques incitations que j’ai oubliées pour ne pas les avoir suivies. Il est vrai que c’était l’époque des signatures obtenues à l’arraché sur les bancs de la Sorbonne par des étudiants devenus tout à coup adorateurs du Saint Staline. Il paraît que c’était mieux que l’adoration de saint Sacrement. Vous comprendrez que c’est là mon droit de citoyen de choisir mais non celui de fonctionnaire qui est un sous-citoyen qui doit obéir aux citoyens majoritaires. J’ai tellement ressenti le ridicule des adorateurs de « tout Vichy » que ce sentiment de honte m’a préservé de tout temps de l’adoration de Staline et des pétitions en tous genres. Au risque d’être appelé « fasciste », ce qui n’a guère tardé et qui ne fut jamais considéré par moi, à cause de l’outrance qui l’accompagnait, comme une flétrissure. Ce ne l’était que pour ceux qui la disaient à tout propos et dont on devait découvrir plus tard les coups tordus et les mensonges. Il devenait de plus en plus difficile de connaître une majorité qui pouvait changer entre l’envoi d’une lettre et sa réception. Plus vite encore qu’une monnaie qui se dévalorise. Plus vite que le chute du mark en 33.
On a remplacé la lettre par la leçon, le maître étant chargé de bien enfoncer le clou. C’est fou ce que nous avons trouvé comme clous dans notre carrière. Pas une crucifixion pourtant, à peine une fixation pour les trophées de la semaine : le sida, la sécurité routière, l’alcool, la drogue, le tabac, l’antisémitisme, la shoa, la faim dans le monde, les contraintes nutritionnistes…toutes les grandes causes nationales dans le désordre.
Les enfants des écoles sont toujours de toutes les grandes causes et l’on fait semblant d’ignorer officiellement qu’à force d’être trop souvent soumis aux caprices d’adultes, les enfants refusent d’adhérer à ce qui ressemble peu ou prou à un enrégimentement qui va de la ligue maritime et coloniale (avec insigne vendue en classe) aux bouchons pour les myopathes (comptés comme les pièces d’une course au trésor).
Il n’y a pas de grandes causes de propagande qui ne commencent par les enfants. Des hussards de la République on a fait les larbins des causes commerciales ou politiques. Ce sont eux qui repassent les plats des fêtes médiatiques. Ils le font toujours en grande pompe. Sur ordre.
[1] Ces paroles de Paul Claudel on paru dans le Figaro du 14-10-44
[2] Ce poème fut dit en octobre 1944 à la matinée de la Comédie française consacrée aux poètes de la Résistance