Témoignage #0
par Charles Daney
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1ère adoption
Nous sommes en 1964 :
. Deux maisons s’occupent d’adoption : « les nids de Paris » et « l’Assistance publique » mais on ne trouve que très peu d’enfants à adopter. S’il y a peu d’abandons et pratiquement pas de naissances sous X c’est que la crise est passée : une bonne chose, une mauvaise nouvelle.
Les nids de Paris me font comprendre que l’adoption n’est pas pour nous. Une situation pas assez dorée. Rien de « glorieux ». Nous ne sommes pas dans le courant de la croissance en continu et encore moins des espérances mirifiques. L’entretien claque comme une fin définitive de non recevoir. J’y vois du mépris et c’est sans grand espoir que je me rends au siège de l’Assistance publique. Une banderole tendue tout en haut du couloir, barre le passage. Elle est explicite : les adoptions sont suspendues. Vais-je y aller ou pas ? Je passe outre et frappe à la porte de la Directrice.
– « Entrez ! ».
C’est dit d’une voix forte. Une femme d’une cinquantaine d’année se trouve derrière un petit bureau. Alors que je m’attends à être rabroué, elle m’invite à m’asseoir
- « Que puis-je pour vous ? »
- J’ai lu la pancarte. Je suis venu tout de même.
Sans lui laisser le temps de répondre, je débite tout ce que je sais de l’adoption : ses contraintes et ses méfaits, ses bonheurs et ses nuages. Sans oublier ma situation matrimoniale et professionnelle. Elle me laisse débiter mon flux de paroles et je perçois un sourire en coin qui me donne à penser que tout n’est pas perdu.
- Revenez me voir avec votre femme vendredi pour les papiers.
Dire que je saute de joie est faux. Ne m’étant pas attendu à cette réaction, je suis plutôt sonné et c’est en balbutiant, la tête vide et les jambes molles, que je quitte le bureau pour retrouver mon énergie à l’air vivifiant de la rue. Toute ma vie est ainsi rythmée : un échec, une rencontre. Nous appelons cela un rebond. Il est bon de rebondir tant qu’on n’a pas touché le fond.
- « C’est une petite fille. C’est bien ce que vous me demandiez, n’est-ce pas. Une naissance sous X. Elle a six mois Toute adoption avant six mois est exclue. Nous les gardons jusque là pour permettre aux mères de revenir sur les abandons. Vous irez la chercher à la pouponnière d’Antony. Il faudra amener des vêtements. »
Le reste de la journée est employé à trouver ce qui nous manque, c’est à dire tout : un lit, une voiture d’enfant, des vêtements. L’impossible se réalise très vite.
On nous la livre nue avec un bracelet et un carnet de santé. Le bracelet de fer porte une plaque sur laquelle sont inscrits un numéro et deux lettres : A.P. L’Assistance publique, est une puissance protéiforme, redoutable, inquiétante. L’hôpital flirte avec l’hospice. La plaque du bracelet tient de la plaque militaire et du numéro d’écrou. Le carnet de santé donne quelques indications sur les maladies qu’elle a eues.
- « Nous l’appelions Françoise Patricia mais vous pouvez changer de prénom. Le jugement d’adoption ne peut pas intervenir avant un an. »
Toujours le principe de précaution, la réserve face à la mère naturelle.
2ième adoption
Dans les « évènements » de 68 je ne vois au premier abord qu’un chahut d’étudiants, une émeute semblable a celle des « sorbonnagres » médiévaux, tout en liesses et folies. Je sais bien qu’il y a depuis quelques temps des discussions et quelque énervement dans les lycées. J’en parle à Bertrand de Jouvenel en novembre 1967 quand il rencontre mes élèves. Il me demande d’écrire sur ce sujet quelques pages qui paraissent en 1968 dans la revue « Futuribles ». Je ne prévois pourtant pas un mouvement de cette ampleur. Je sais bien que Chateaubriand nous dit dans les Mémoires d’outre-tombe qu’ « il y a des gens qui visitent des jardins et des jets d’eau au milieu des renversements des empires ». Je suis plutôt de ceux qui vont voir les jets d’eau mais il ne faut pas exagérer : il ne s’agit pas du renversement des empires, plutôt d’un emballement de la jeunesse estudiantine désireuse de profiter au plus vite des places et avantages d’une société en pleine évolution.
J’ai tort de n’y voir qu’un évènement sans conséquences. Il en aura pour moi, plus tard, et autrement que ce que j’aurais pu imaginer lorsque nous adoptons notre deuxième enfant. Ce sera un garçon.
Pourquoi un garçon ? La question arrive trop tard. On nous a déjà demandé, lorsque nous avons adopté notre fille « Pourquoi une fille ? ». Nous sommes liés avec une amie qui élève trois garçons dans un minuscule appartement de Pigalle, un quartier où tapinent les prostituées. Ces dames sont très gentilles avec les garçons que leur mère mène en poussette au square de la Trinité. Je ne pense pas qu’elles y voient de futurs clients, simplement cet instinct du tout petit. Pourtant à voir monter et descendre ces dames dans l’escalier de l’immeuble par la fenêtre de la cuisine donnant sur cour, à surprendre les fesses blanches d’une femme urinant entre les poubelles dans l’entrée de l’immeuble, ça fait un peu désordre dans l’éducation des garçons. Et les locations sont rares, très rares. Heureusement que, par on ne sait quelle intervention miraculeuse, notre amie obtient un appartement dans un HLM d’Epinay. C’est alors une ville moderne, gaie, conviviale, aimable, aérée. Nous demandons une fille. Pour la différence. Une différence qui ne pose alors aucun problème. Après la fille, le garçon. Pour l’égalité.
Les conditions de l’adoption sont légèrement différentes. Il nous faut voir un psychiatre. C’est notre premier contact avec cette profession. Il y en aura d’autres. La rencontre se passe bien. Très bien même. Nous avons amené notre fille. La voir aussi enjouée lui suffit. Il signe une consultation comme une autorisation à fréquenter le bureau des adoptions. Comme un coupe-file. Pour le reste, la démarche n’a guère changé. Sauf que l’enfant qu’on nous propose a plus d’un an. Nous ne nous sommes pas demandé pourquoi.
Nous sommes au printemps 1969. Nous voici à Antony pour la seconde fois. L’atmosphère est pesante. Là où nous avions trouvé une chambre claire, une assistante maternelle gaie, une fillette choyés, nous trouvons un dortoir triste. Personne ne nous présente ce garçon : un beau bébé, certes, mais à l’aspect renfrogné. Nous l’habillons dans le plus strict anonymat ; nous recevons son carnet de santé et nous l’amenons avec nous. Le retour est pénible : il pleure à chaque arrêt. J’aimerais franchir les feux rouges pour ne plus entendre ses cris. Ce n’est qu’arrivés chez nous que nous regardons le carnet. Il est vide de toute observation. A-t-il été abandonné à sa naissance ? Pendant les manifestations de mai ? A l’âge de six mois ? Qu’importe ! Nous nous avons tous les courages. Il ne sait pas s’asseoir ? Il parle tard ? C’est un garçon. C’est peut-être normal. Ce n’est que bien plus tard qu’une sommité psychiatrique, le Professeur Tomkiewicz qui eut son enfance volée, ce dont il a fait un livre, lâche opportunément, en parlant du délaissement de la pouponnière pendant les grèves et manifestations qui se succédent : le « pourissoir » d’Antony. Ce pourrissoir que 68 a vidé de tout ce qui pouvait freiner le pourrissement. C’est donc cela la remise tardive d’un enfant adoptable à l’âge d’un an au lieu des six mois habituels, le livret de santé vide, l’absence, le jour de notre venue, de la nourrice censée s’occuper de lui, cet air de bête traquée… On a nourri les enfants. C’est sûr. Ça se voit. Le garçon qu’on nous présente est gras à lard ; quand au reste, il nous faut le découvrir au fur et à mesure.
Il s’appelle Gault, Jean-Luc Gault, d’un de ces noms lâchés à la sauvette comme pour les esclaves des îles qu’il faut bien nommer lorsqu’ils deviennent libres. Nous l’appelons Vincent. Ce n’est pas forcément mieux mais, puisque personne ne l’a nommé jusqu’alors, un nom ou un autre… Comme sa sœur, il apprend qu’il est adopté. Il l’apprend en douceur avant même de comprendre. On nous dit que c’est mieux ainsi.
Sa passivité est telle qu’il nous adopte facilement ; une adoption d’habitude, pas enthousiaste mais solide.
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