Le Bassin comme une île…

Le Bassin, comme une île

par Charles Daney

« cet étrange objet du désir »…

« Cette vision idyllique reflète moins les réalités tahitiennes que les attentes occidentales et la capacité des voyageurs à voir ce qu’ils ont envie de voir »

La GéoGraphie, N°1, janvier-février-mars 2008

 

Le Bassin d’Arcachon est un lieu d’enfermement à la manière des îles qui nous renvoient à nous-mêmes. N’est-il pas une sorte d’île où l’eau serait au milieu et la terre tout autour, elle-même frangée de landes qui furent longtemps plus hostiles à l’homme que la mer elle-même ? Le Bassin est longtemps resté lointain, presque isolé. On aimerait parfois qu’il le soit encore. Il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on applique aux Bassin les qualités que l’on accorde aux îles. On les désire pour les mêmes raisons : par goût de l’exotisme ou de l’archaïsme, parce qu’il est marin et qu’on l’imagine différent d’un continent trop domestiqué, parce qu’on s’approprie le Bassin avec la même facilité qu’une île déserte où l’on aurait, un jour, débarqué. C’est ainsi que le Bassin est devenu l’invention toute moderne d’une société urbaine ou néo-urbaine … que les gens du pays, flattés, ont suivie dans ses dithyrambes. Il existe un rêve de Bassin comme il existe un rêve d’île.

J’aime le Bassin d’Arcachon pour son enfermement. Il est le nid de mon enfance, un de ces nids feutrés de varech où l’on aime entendre le vent bien à l’abri des tamaris. J’aime le vent comme un îlien. Les autres visiteurs, voyageurs, touristes que nous appelons entre nous des « estrangeys » ont une vision psychédélique du Bassin. Même s’il s’agit des « mattes » de Cantarane ou de Certes, des « hagnes[1] » de la Mole ou de Causseyre, des plages chargées d’algues (mais là, ils les veulent nettoyées), ou des îles dans l’île : île aux Oiseaux, Malprat, Arguin, en bloc. Ils aiment le Bassin en propriétaires, pas comme des habitants. Ils n’en ont pas la même perception que moi. Leur paradis est fait d’un imaginaire débarrassé de ses réalités. Ce qui est vrai pour les îles, celles de nos côtes ou celles des « tour operators » l’est aussi du Bassin.

Le Bassin, comme les îles, est une invention de la bourgeoisie du XIX° siècle confortée dans ses choix par la mode de l’exotisme et le romantisme de quelques écrivains comme Saint-Rieul-Dupouy (l’homme qui vit en lui une autre Océanie[2]). Les pinasses, les ports dans leurs chenaux pareils à des ports d’arroyos, les pignots[3] en lignes aériennes le long des parcs donnent au Bassin d’Arcachon un faux air asiatique dont l’imagerie est alors fort à la mode. D’autres ont parlé de Far-West, Cocteau de pays nègre[4] : tous les continents en un mouchoir de poche. D’Annunzio, plus intimiste (ou inspiré par la gourmandise) imagine des sucreries dans les coulées de résine[5] Ce sont leurs descriptions, et quelques peintures, qui ont enraciné l’idée d’un paradis. N’avaient-ils pas l’exemple d’un Gauguin gommant les surcharges occidentales de son île ? Les premiers habitants, en bourgeois discrets, n’ont rien dit de leur installation sur les bords du Bassin mais leurs choix et leurs modes de vie ont servi de modèle aux générations suivantes titillées par la publicité de ces génies de la communication que furent les frères Pereire créateurs, à Arcachon, de la Ville d’Hiver. Ils se sont abondamment servis des affiches de la Compagnie du Midi, bien placées à Paris et dans les gares du réseau. De livres en tableaux, de guides en affiches, le Bassin est devenu un de ces paradis inventés, artificiels, qui tiennent plus du rêve que de la réalité, un jardin créé par des hommes qui cherchaient à recréer le paradis céleste. Ils ne s’en souvenaient plus que vaguement, Dieu, en chassant Adam et Eve leur a ôté la mémoire. C’est pourquoi ils évoquent toujours l’image d’un paysage presque désert peuplé de pêcheurs idylliques autour d’une mer aux pêches miraculeuses. Archaïsme et naturel, simplicité et art de vivre, rousseauisme et confort : ne finirons-nous jamais de rêver de paradis imaginaires?

 

[1] Les mattes sont les marais maritimes et la hagne la vase, plutôt molle, de certains parcs.

[2] Saint-Rieul Dupouy ; L’été à bordeaux éditions Féret 1850

[3] Jeunes troncs de pins coupés à l’éclaircissage et qui seraient d’amers, de signalisation ou de barrières.

[4] Cocteau : Lettres à sa mère

[5] D’Annunzio : La Léda sans cygne

 

Image à la Une  : Régine Rosenthal