L’homme de guerre

Par Charles Daney

 Il est venu, l’homme de guerre ; il a revêtu son armure, il a enfilé ses leggings, il a décroché sa lance, son arc et ses flèches, il a déterré sa kalachnikov, il a enfourché son char d’assaut, il s’est glissé dans son « mirage ». L’homme de guerre est de tous les pays et de tous les temps. Il a brandi ses poignards d’airain. Il a pris le sentier de la guerre et les foules fuient devant lui. Elles n’ont pourtant rien à faire de cette guerre.

Il y a là des femmes et des enfants. Surtout des femmes avec leurs enfants. Ils sont à pied, souvent pieds nus. Les machines de paix ne les portent plus, leurs chariots sont éventrés, les chevaux sont étripés, les automobiles aux pneus crevés n’ont plus d’essence. On a basculé dans les fossés ces voitures inutiles. Les foules continuent sans elles. Elles ne se cachent pas. Elles sont en longues bandes comme vont les fourmis et les chenilles processionnaires. Elles courbent le dos sous les coups et s’affolent à chaque passage en rafale d’avions qui mitraillent. C’est tout ce qu’elles peuvent faire, courber le dos ou se mettre à plat ventre dans les fossés. Elles fuient. Elles n’ont pas le temps de se nourrir. Avec quoi se nourriraient-elles ? Les campagnes sont dévastées et les cités sont en feu. Comment s’arrêteraient-elles ? La mitraille siffle autour d’eux. Il court vite l’homme de guerre, campé sur ses chevaux d’acier.

Les enfants n’accompagnent plus les soldats en battant d’un jouet-tambour. Les filles ne regardent plus les militaires drapés dans de rutilants uniformes. Les femmes n’applaudissent plus les troupes qui défilent. Les hommes qui fuient ne pensent plus aux dérangements subis par leurs trafics, par leurs affaires, par leurs magouilles. L’homme de guerre pousse les foules devant lui comme on affole le poisson jusqu’à la nasse. L’homme de guerre est satisfait. Il les laisse s’exténuer, nuées déboussolées qui tournent sur elles-mêmes comme font les derviches dans leur excitation. Il sait qu’il les tient à sa disposition. Il se joue de leur détresse. Il devient doux, l’homme  de guerre. Il est « correct ».Il a pris l’argent. « Malheur aux vaincus ». Il a bu leur vin à même le goulot de la bouteille. Il l’a obtenue d’hommes d’affaires sur le marché noir des victuailles grâce à l’argent qu’il leur a pris. Il n’a plus, après, qu’à prendre leurs âmes. Ce qu’il a fait. Il sait que les foules vaincues sont des foules en exil. Que le fait de n’avoir pas quitté leur pays ne change rien ; elles sont exilées sur leurs propres terres.   

Le quotidien écrase l’homme. Il a toujours obéi. Il a appris à obéir aux lois, aux décisions d’État. Il n’est pas naïf, plutôt méfiant. Il sait que l’occupation va l’écraser, que la faim va énerver sa femme qui cherche par tous les moyens à nourrir ses enfants, que des hommes que les vertus  civiques n’étouffent pas vont profiter de l’absence des prisonniers pour faire leurs affaires. Peut-être même pour suborner leurs femmes. Il ne dit rien. Il se dit que s’il se passe des choses pas catholiques, c’est parce que ceux qui les font sont protégés. S’il supporte la morgue des autres, les magouilles des autres, c’est qu’il les croit forts à l’égal des délateurs de tous les temps qui ont enfin trouvé le champ libre et le soutien des puissants du jour. Il mesure la force des dénonciations. Il est en exil chez lui, étranger dans son propre foyer, esclave dans son travail, dans ses pensées, dans ses désirs. Il ne veut rien savoir. Il courbe le dos devant ceux qui paradent. Il apprend à survivre. L’occupation écrase toujours les peuples qui subissent

 Les archanges ont à nouveau tiré leurs épées et foncé sur un nuage pour chasser de nouveaux Adam et Eve de leur Paradis. Il n’y a de Paradis que celui que l’on a perdu. L’ostracisme a  force de loi. Ce n’est plus le Paradis que quittent les hommes, mais l’Enfer. L’exilé qui part volontairement quand il peut échapper à ses bourreaux, quand son pays lui est devenu enfermement recherche sans fin un paradis introuvable. 

Ceux qui ont pu traverser les frontières en temps de guerre ont trouvé l’accueil des camps, la liberté des barbelés, la misère des soupes populaires et des épouillages. Ils ont trouvé la paix, sinon le paradis. On ne revient jamais qu’en rêve au paradis. Tous les exilés qu’on a trouvés en longues files dans les sentiers de montagne ou sur les routes des mers connaissent cette paix là. Ils ont noué leur destin à ces nœuds de routes où se croisent leurs longs cheminements. Ils ont espéré un refuge, un peu de compassion, ils n’ont trouvé qu’un exil qui commence par les camps et le rejet des pays amis. Les hommes en place n’aiment pas ceux qui se déplacent. L’homme menacé a fui son massacre programmé. Il a pris le chemin d’un exil qu’il a cru provisoire. Tous les exilés croient leur exil provisoire. Ils ne cherchent pourtant rien qu’une terre où d’attendre des jours d’espoir ils aient la liberté.