le Bassin, gardien d’huîtres

par Charles Daney

images-2Le Bassin sans les huîtres ne serait pas tout à fait le Bassin. Si vous dites à quelqu’un de vos amis que vous allez à Arcachon, la réponse fuse comme une certitude : « Veinard, vous allez manger des huîtres ». Ce sont là toujours les premières paroles d’une conversation qui s’instaure. Cela ne viendrait jamais à l’idée de quelqu’un à qui l’on parlerait de vacances en Normandie ou en Bretagne, dans les Charentes, en Corse ou sur les côtes languedociennes, toutes régions où l’on en trouve pourtant. Ici, on vous parle des huîtres avant toute chose, avant la dune de Pilat, la nature sauvage du Ferret, les cabanes des ports ou l’île aux Oiseaux. Dans les fantasmes du Bassin, les huîtres sont à égalité avec la cabane chanquée[1].

J’aime le Bassin avec les huîtres. Elles sont les fruits de la mer, les pommes de ce nouveau paradis. Est-ce pour cela qu’on les trouve dans les « vanités »[2], peintes près d’une tête de mort à l’égal des parures ? Les convives du « déjeuner d’huîtres » exposé au musée de Chantilly se goinfrent d’huîtres mais c’est à la jeune goûteuse d’huîtres du musée de La Haye que je m’attarderais. Ses yeux, sa bouche, son attitude même évoquent cet étrange plaisir que l’on trouve à la gourmandise. Ce n’est pas là banale goinfrerie mais l’intense volupté que l’on trouve au pêché. Que dire alors des déjeuners de Casanova qui va jusqu’à goûter sur le sein de sa compagne l’huître tombée dans son corsage[3] ?

L’huître est l’objet d’un luxe jaugé par Ermelina à son prix évalué en « pauls », monnaie du Pape, un prix fort. L’huître est pour elle l’accompagnement du luxe, voire d’une certaine luxure. Ce n’est jamais ainsi qu’on en parle sur le Bassin d’Arcachon, même quand elle figure à la table des « grands ».

Les huîtres que l’on trouve à Paris dans les restaurants du XVIIIème siècle sont toutes des huîtres plates. Elles sont anglaises, bataves, vénitiennes, voire normandes, charentaises quand elles sont vertes. Elles viennent de partout ; on en trouve rarement qui viennent du Bassin d’Arcachon : Ausone parle des huîtres du pays de Médule (le Médoc), Rabelais, de celles de Buch mais cela est dit en passant. Ni l’un ni l’autre ne s’y attarde.

On les y drague[4], on les vend à Bordeaux sur paille ou en écaille. Quand elles se font rares sur le fond du Bassin, on craint surtout de perdre son gagne pain, pas sa nourriture quotidienne : elles n’ont jamais tout à fait disparues et les habitudes qui se créent de mois en « r » tiennent plus aux nécessités du commerce qu’aux obligations de l’hygiène sur place. Et puis, tout le monde ne les recherche pas. Deux récits de naufrages, celui de Monsieur de Gastines et le naufrage du capitaine Viaud[5], font part de leur survie grâce aux huîtres : deux seulement sur des centaines de récits publiés. Dans le premier en les faisant verdir, dans l’autre en les faisant cuire. Il s’agit pourtant de bordelais. L’huître n’était décidemment pas du domaine de leur quotidien. Pourquoi crier alors à la mort des huîtres ? Ce n’est pas chez nous mais en Normandie que l’on trouve pour leur disparition les accents lyriques d’un Alexandre Dumas parodiant Bossuet : « L’huître se meurt, l’huître est morte [6]». il est vrai que l’huître normande a fini par gagner Versailles et Paris.

Les habitants de Buch ont gémi, crié avec tous les autres, ceux de Saint Servan et de Normandie, ceux de Thau et ceux des Charentes. Paris a fini par les entendre. L’Empereur a envoyé le médecin de l’Impératrice qui était aussi, – cela expliquant ceci – Professeur d’embryogénie au Collège de France. Costes – c’est de lui qu’il s’agit[7] – a sauvé l’huître en la domestiquant. On comprend mieux les paroles d’Eugène Noël, journaliste normand ami de Michelet et d’Elisée Reclus saluant en 1856 les débuts de l’ostréiculture : « Voici venir l’art d’ensemencer les mers…Quand donc les hommes comprendront-ils leurs véritables intérêts ? On peut faire de l’Océan une fabrique immense de vivres. Entendez-vous nations ? »[8]

Arcachon, ce sont les huîtres. Le premier visiteur venu vous le dira. Le plus extraordinaire c’est que ce lien de l’huître à la ville a toujours existé : L’Illustration, le Tour du Monde, La Science illustrée en font foi. Tous ces journaux, d’origine saint-simonienne, grands vulgarisateurs s’il en fut, parlent du Bassin d’Arcachon lorsqu’ils traitent de l’ostréiculture. .Kauffmann en est le chef d’orchestre par le texte, la photo et le dessin mais il n’est pas le seul. Ainsi Figuier dans les Merveilles de la Science. C’est qu’il existe à Arcachon un terrain neuf, des gens curieux, le désir maintes fois exprimé de transformer le pays et, par la grâce des littérateurs, des peintres et des premiers touristes un…. extraordinaire pouvoir de séduction exotique. En 1900 encore, le Bassin d’Arcachon est traité comme une terre d’explorations, la seule terre de ce type à bénéficier de pages dans le Tour du Monde, revue des terres à découvrir.

C’est ce qui a permis à l’huître arcachonnaise de s’imposer parce que c’est là que les essais ont eu le plus de succès : jardiniers, maçons, curieux ont visité les parcs expérimentaux qui ont mieux tenu et plus longtemps que partout ailleurs ; on y avait l’habitude, de suivre les expériences de tous genres. L’huître d’Arcachon est devenue un plaisir des dieux. Depuis quand? Depuis qu’il y a des dieux, des étrangers encore, qui ont importé sur le Bassin leurs passions d’huîtres goûtées sur place en leur intime fraîcheur. Nous sommes loin de la gravure du poissonnier de la Teste de Buch se disputant avec une harengère de Bordeaux. Le Bassin d’Arcachon a été le premier et sera peut-être le dernier à vendre du naissain de six mois comme d’autres vendent des poussins ou des canetons. L’huître que l’on déguste chez nous est bien élevée. Elle se laisse déguster. Elle résiste bien un peu à l’ouverture, mais c’est pour la forme. C’était encore l’huître plate, que l’on se faisait servir avec des solettes (petites soles, langues d’avocat ou céteaux) et du vin blanc. Tandis que partout on consomme l’huître plate, Arcachon commence à élever de la « portugaise », une huître creuse qui nous venait de la mer de paille[9] via les Indes par le biais des carènes des vaisseaux de ladite compagnie.

Est-ce l’effet de la concurrence ? La portugaise, qui est rustique, fut mal vue des ostréiculteurs et reléguée sur la vase. Trop rustre elle est peuple ; les éleveurs ont craint le métissage. Il n’en fut rien. L’huître plate disparaissant suite à une épidémie la creuse prit sa place, jusque dans les passions des gourmets. Plate, creuse[10]. L’huître ou plutôt les huîtres sont devenues les reines du plateau de fruit de mer dégusté en terrasses. Et c’est là que se confondent la mer, la lumière, les couleurs et les paysages.

C’est à cause des huîtres que les ostréiculteurs ont domestiqué les « arroyos », occupé les « terres nègres », et rendu accessible le « Far West ». Ils ont finalisé le rêve des premiers visiteurs en restant dans le cadre de ce que des « étrangers » avaient découvert en premier et qu’ils viennent revoir…même lorsqu’il ne s’agit plus d’ostréiculture comme c’est le cas pour la dune de Pilat ou les cabanes « chanquées ».

C’est en vertu des huitres que la presqu’île, même surpeuplée sera toujours un Far West., que le port d’ « estey[11] » même inclus dans une marina sera toujours un arroyo, que la plage, même surchargée chaque été, redeviendra une terre nègre. Et si la case a des allures de chai de bois, c’est Tahiti colonisée. Les clichés ont la vie d’autant plus dure que les habitants ont embouché les trompettes de la renommée reprises aux peintres et aux écrivains les plus enthousiastes. Livres et magazines en témoignent. La seule différence, c’est qu’on parle aujourd’hui d’art de vivre là où n’était que dépaysement, farniente et… une énorme liberté.

Notes

[1] Les  cabanes chanquées sont des cabanes sur pilotis (par référence aux chanques, échasses des bergers landais).

[2] Les vanités sont des peintures où l’on insère en bas de l’œuvre, près d’une tête de mort propre à inspirer la réflexion, toutes les vanités (argent, bijoux », parures) qu’il convient d’abandonner avant le jugement dernier.

[3] Voir les Mémoires de Casanova. Sa jeune compagne a nom Ermelina.

[4] Le Masson du Parc en parle dans son Procès Verbal de 1727. Voir à ce sujet l’ouvrage publié par les éditions de l’Entre-Deux-Mers.

[5] L’Isle inconnue ou mémoires de Monsieur e Gastines, Naufrage et aventures de Monsieur <pierre Viaud, capitaine de navire, Amsterdam et hôtel de Serpente, 1787.

[6] Voir le Grand Dictionnaire de la cuisine, Paris, 1868.

[7] Sa thèse de médecine, que ce jeune médecin de Montpellier a faite sur l’œuf a séduit Cuvier qui ui a fait obtenir sa chère au Collège de France. Costes est dnc médecin et biologiste.

[8] Eugène Noël Pisciculture, pisciculteurs, poissons, F. Chamerot, Paris, 1856, page 35

[9] La mer de paille est l’embouchure du Tage qui  abrite le port de Lisbonne. D’où le nom de l’huître

[10] On change d’huître après chaque épizootie : après l’huître plate, la portugaise, après la portugaise, la gigas.

[11] L’estey est le chenal qui prolonge en mer le cours d’un ruisseau.