par Charles Daney*
Me rendant à Bordeaux dont on m’a dit que c’est une ville en l’air, j’ai rencontré un fleuve presque aussi large que le Bosphore. Sa courbe est le croissant de la nouvelle lune. Des navires, couverts d’autant de toiles qu’un harem de chez nous y apportaient des épices dont on prétend qu’elles étaient plus parfumées que les nôtres, ce que j’ai peine à croire. D’autant plus que ces épices ont disparu des quais quand la dernière voile a quitté le fleuve.
Les Bordelais en sont traumatisés. Ils craignent que la rivière s’en aille à son tour. Ils n’en finissent pas de l’amarrer aux deux rives par quantités de ponts. Ils en sont si contents qu’ils passent leurs journées à aller de l’une à l’autre rive et revenir, tant et si bien que ces ponts sont de jour en jour insuffisants et que les Bordelais parlent toujours d’en faire de nouveaux.
Pour rentrer dans la ville j’ai voulu passer par une de ces portes dont ils sont si fiers bien qu’elles soient toujours ouvertes depuis qu’ils en ont perdu les clés. Curieusement, ils ne passent jamais par la porte mais par leurs côtés. J’ai immédiatement aperçu deux tours semblables à nos minarets. Elles sont isolées au milieu de places pour qu’on vienne plus nombreux à l’appel des cloches qui ont depuis longtemps remplacé leurs muezzins. Les Bordelais adorent le vin dont ils ont fait leur dieu. Ils y sacrifient à longueur de journée dans leurs chais. Ils prennent soin d’effacer le sang du sacrifice en utilisant une gueille de bonde, mais ils n’arrivent pas à en effacer l’odeur. Ils ont construit une tour aussi tordue qu’un vieux cep de vigne qu’ils disent être la cathédrale du vin. Je t’en enverrai une photo que tu feras circuler pour faire comprendre à nos amis pourquoi le grand Alcoran nous interdit d’en boire.
Près du fleuve, il y a une grande place avec près de l’eau deux colonnes de type romain pour faire croire qu’ils sont issus des grecs et des romains qu’ils étudient dans leurs écoles – surtout privées – et une grande à l’autre bout qu’ils ont élevée pour ceux qu’on a raccourcis. Il y a des statues partout, jusque sur les toits d’un palais qu’ils appellent le grand théâtre. Ils oublient que nos ancêtres y sont passés et qu’un de leurs émirs épousé la fille d’un de nos rois.
Leurs souks sont à étages. Leurs femmes y sont nombreuses et toujours pressées. Je me demande bien pourquoi, alors qu’on ne peut même pas y marchander. Il y a des machines qu’ils appellent des tapis roulants pour monter de souk en souk. Ce ne sont là que de pales imitations de nos tapis volants. Je préfèrerai toujours nos souks aux leurs : on y discute, ils sont conviviaux et j’aime l’ombre, le désordre et l’odeur des épices.
Demain j’irai dans le grand souk aux livres qu’on appelle ici le souk à Mollah. Je voudrais acheter le volume des lettres que mon arrière-arrière-arrière grand père a fait publier de son voyage en Europe et que je n’ai pas pu trouver chez nous.
*Coutumier de ces parodies pleines d’humour !