TALENTS DU BASSIN (#31)
par Jean Dubroca
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Patrimoine : Jean-Pierre Caule restaure le souvenir des soldats Africains commémorés par la nécropole nationale du Natus.
Si beaucoup de nécropoles ont été élevées en France pour célébrer la mémoire des soldats massacrés pendant la Grande guerre, il n’en existe que très peu pour rappeler combien les troupes venues, le plus souvent par force, des colonies françaises d’Afrique occidentale ont perdu entre 135 000 et 165 000 morts durant deux années conflit mondial, pendant lequel ils ont formé cette « force noire », créée par le général Mangin afin de palier les très importantes pertes subies, dès le début du conflit, par les Français.
Et peut-être bien, même, que le monument élevé au Natus (*) au lieu dit « Le Courneau » à La Teste, est le seul existant en France à cette intention. C’est là, dans une zone insalubre marécageuse, que fut construit, en 1916, un vaste camp formé de six cents baraquements bien peu confortables, destinés à héberger vingt-sept mille de ces militaires passés par La Teste. Beaucoup d’entre eux ont été soignés dans l’hôpital du camp car ils étaient très affectés par la rigueur de l’hiver dans les zones de combats où ils étaient placés en toute première ligne, sans véritable formation militaire. Neuf cent cinquante-six de ces soldats sont morts au Natus en moins de seize mois. Pourtant, pendant trop longtemps, ces troupes ont été considérées dans notre pays avec une certaine condescendance qui a conduit à l’oubli de leurs sacrifices.
Donner un nom aux morts pour la France
Hormis les deux cent cinquante inhumés dignement au cimetière d’Arcachon, on a longtemps parlé, pour les autres, enterrés au Natus, du « cimetière des Noirs » ou « des Sénégalais » ou même des « nègres », sans trop se soucier de ce qu’étaient devenus les corps des victimes. Si bien qu’il n’était pas rare que des chasseurs racontent que leur chien leur rapportait des tibias et des fémurs répandus à l’orée de la forêt usagère dans une zone forestière peu fréquentée. L’état d’esprit de la population locale a évolué lorsqu’ à partir de 1959, à l’initiative de l’abbé Labat, curé de Biganos et de plusieurs membres du Souvenir Français, dont M. Bolignini, le projet de monument dédié aux malheureux Noirs fut lancé. Après beaucoup de difficultés de toutes sortes, il fut inauguré en 1967, non sans quelques malheureuses polémiques. Depuis, classé « Nécropole nationale » en 2000, il est parfaitement entretenu par des bénévoles, des employés municipaux et des aviateurs de la base de Cazaux.
Si l’on ignore encore beaucoup de la nature des relations qui pouvaient exister entre ces africains et la population locale, de nombreux documents photographiques publiés sous forme de cartes postales témoignent des conditions de vie difficiles des soldats. Il est vrai que le sujet était « pittoresque » et devait bien se vendre puisqu’une bonne centaine de séries de cartes postales sur le sujet a été répertoriée. Les vues générales sur les alignées des six cents baraquements sont multiples. Beaucoup de cartes montrent la vie pitoyable quotidienne des soldats : exercices, repos, au cours desquels des Testerins apprennent aux soldats à jouer au rugby, revues, remise de décorations, lessive dans le canal, fête au camp, attente pour la soupe, passage dans les rues de La Teste ou corvée de patates.
Une photo montre aussi « les mercantis », des marchands ambulants qui vendaient aux hommes du camp, sur des étals précaires, divers objets ou marchandises, alcool excepté. On voit aussi beaucoup de photos en gros plans sous-titrées : « un poilu fumant », un autre « saluant » ; plusieurs exhibent « des types de Sénégalais » vus comme de curieuses créatures. Un cinquième des documents concerne l’hôpital : clichés divers sur les installations mais aussi scènes de la vie en ces lieux. Un seul porte vaguement « sur des Sénégalais venus du front ». Toutes les autres semblent dire : voyez comme nous soignons bien nos braves nègres. D’ailleurs on montre avec fierté un « bâtiment des opérations » et une infirmerie où exerce « un personnel sanitaire » en tenues de travail rassurantes. On voit donc beaucoup de groupes de convalescents ; certains jouent au « yoté », d’autres se réjouissent : « Y a bon – Y a gri-gri », veut-on faire rire avec la légende. D’autres clichés encore sont pris « à la promenade » ou au « bain de soleil ». Donc, la vie est belle. Pourtant la mort rôde car la réalité est tout autre.
Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier le chasseur. (proverbe africain)
En effet, les travaux de Jean-Pierre Caule, collaborant avec la Société historique d’Arcachon, l’ont amené à enquêter sur les causes des nombreux morts survenus sur le site et il a découvert d’intéressants dossiers. On a dit et répété avec justesse que le camp du Natus était insalubre. Effectivement, Jean-Pierre Caule a bien exposé, que, posées à la hâte sur un sol imbibé, les baraques Adrian, peu étanches, ont créé des conditions de vie malsaines. D’ailleurs des rapports d’inspection ont alerté les autorités sur les défauts du terrain et ont préconisé de le drainer et de rehausser les cabanes mais les travaux seront lents. Très tôt, les premiers défunts sont signalés si bien que d’autres rapports et les interventions du député Diagne demandent des sanctions contre les responsables de l’édification des installations. Mais cela ne suffit pas à expliquer le nombre élevé de décès, deux fois plus en proportion que dans le même genre de camp installé à Fréjus (Var). Pendant quinze ans, Jean-Pierre Caule a fouillé quantité de documents militaires, d’archives de l’institut Pasteur, d’articles de presse de l’époque, de dossiers individuels de santé, de correspondances privées ou administratives et même de relevés météorologiques qui lui ont permis de cerner la vérité. Il a pu ainsi écarter l’hypothèse d’essais thérapeutiques tentés par un médecin sur les pensionnaires du camp. Par contre, il a montré que leur nombre élevé de décès est dû à une conjonction de causes. Sortis brusquement de leur milieu naturel, les « tirailleurs » ont été exposés à un pneumocoque auquel leur organisme maltraité n’a pu faire face. Ainsi fragilisés, ces hommes, dépaysés, stressés, soumis à un brusque changement de nourriture, de climat et de conditions de vie ont succombé à des pneumonies.
Ils furent enterrés pour la plupart en catimini car il ne fallait pas inquiéter les populations locales si bien que, pour beaucoup d’ entre eux, ils devinrent anonymes, des « Morts pour la France » mais complètement oubliés jusqu’à ce que Jean-Pierre Caule et d’autres chercheurs aient décidé de leur redonner un nom. Un travail qui a déjà abouti puisqu’un grand panneau, installé à l’entrée de la nécropole, indique leur identité. Un nouveau palier a été atteint lorsqu’un collège d’experts a été composé par Abdoulaye Ba N’Diaye, un ingénieur sénégalais vivant à Bordeaux et Jean-Pierre Caule, afin de retrouver la bonne orthographe de chaque nom propre cité. Son travail est en bonne voie d’achèvement. Et Abdoulaye Ba N’Diaye d’observer : « Chaque fois que j’amène Jean-Pierre Caule dans la communauté il est applaudi parce que c’est lui, qui, pendant tout ce temps, s’est occupé de nos ancêtres ». On ne saurait mieux dire pour montrer l’importance du travail de M. Caule. Il a su rendre leur honneur à ces milliers de combattants noirs oubliés, non seulement en éclaircissant des points d’histoire les concernant mais aussi en leur rendant leur identité. Mais aussi il a su montrer à son tour l’importance que les morts du Courneau ont dans le passé testerin et comment le monument qui les célèbre est une pièce importante du patrimoine local.
J.D.
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(*) Informations au service municipal des Archives de la mairie de La Teste. Tel : 05 56 22 60.