La déchirure algérienne, saga d’une famille « témoin »

  • TALENTS DU BASSIN (#31)

par Jean Dubroca


Littérature : « La Mer en Cendres » par Paule Lapeyre

Les ouvrages consacrés à la tragédie que fut la guerre de l’indépendance algérienne (1954-1962) sont nombreux. Mais le roman-récit, « La Mer en Cendres »(*), que Paule Lapeyre consacre à une famille algéroise, de 1954 à nos jours, se révèle tout à fait différent de beaucoup d’écrits à ce sujet car, inspiré par le souffle d’une saga, il conte le déroulement de ce conflit à travers les drames quotidiens qu’elle traverse mais aussi avec ses rêves, ses illusions et ses espoirs.

Dès les premières pages on rencontre la tribu, regroupée dans la grande villa de « Sidi-Feruch »   : Lucie la plus goulue de la vie, Béatrice « avec un bonheur plus sage », et la troisième fille, « Le Témoin ». Côté garçons : Eric qui épousera Béatrice, vite trompée par Lucie et Jean, qui devra choisir entre son devoir d’officier et ses rêves d’« Algérie française ». On voit Grand papa, le lettré, Joseph, le père, qui, jusqu’au bout, s’attachera à ses terres et à ses fermiers puis leurs épouses. C’est là l’un des grands intérêts du livre : Paule Lapeyre y raconte comment cette famille évolue pendant les soixante années à venir mais comment, à travers les vicissitudes de la vie, elle va rester profondément marquée par tous les épisodes d’une vie familiale intense et solidaire, malgré les grandes angoisses de la guerre, les amours tronquées, les déboires financiers, l’expatriation et les deuils mais toujours soudée par l’espérance.

Evidemment, l’auteur a mis beaucoup d’elle-même dans ce roman où elle intervient en se désignant comme « Le Témoin », une situation d’observatrice qui, par le regard à la fois chaleureux, apitoyé, amusé parfois, mais rigoureux qu’elle porte sur la famille, renforce la sagesse de son témoignage.

Paule Lapeyre est née à Arcachon en 1935, où elle réside une large partie de l’année. Docteur ès-lettres, elle est devenue spécialiste de la littérature française et a ainsi écrit plusieurs ouvrages consacrés à Rimbaud et à Verlaine. Mais s’il fallait montrer qu’elle est enseignante, elle n’hésite pas à s’attaquer à une tâche des plus délicates : « Enseigner la poésie au lycée ».

 

« La Mer en Cendres » se divise en soixante chapitres répartis en quatre parties qui correspondent à chaque grande partie de la vie des membres de la famille et à l’histoire franco-algérienne : « Le temps de l’insouciance » fait revivre les beaux jours heureux mais aveuglés de soleil d’Alger. Suivra « Le Temps des déchirures », consacré à l’évocation de la famille et aussi de tous ceux qui, comme elle, seront pris dans le tourbillon de plus en plus sanglant de cette véritable guerre civile que va devenir le conflit algérien. Avec « Le Temps en archipel », apparaît le moment de l’exode durant lequel un million de « Pieds noirs » ont fui une terre ensanglantée par les crimes de l’OAS tout autant, comme à Oran, par des massacres d’Européens exécutés par le FLN, sans compter certains harkis, ces supplétifs militaires qui avaient cru en la France et que ne purent sauver que des initiatives individuelles d’officiers français et que Jean continuera de défendre. Vient enfin « Le Cadran sans aiguilles » car, écrit l’auteur « Le passé ne renaît jamais. Le présent est riche du passé, mais il est autre. La réconciliation entre les peuples qui se sont fait la guerre et entre les hommes dont les peuples sont faits, passe par l’acceptation de cette différence. L’Algérie est ce qu’elle est. Les vieux amis sont ce qu’ils sont. La page est tournée. Il n’y a plus de mais ».

Ces quelques dernières lignes résument parfaitement la philosophie de ce livre. Il ne sombre pas dans l’acrimonie, dans le regret stérile ou dans la rancœur de l’impossible oubli. Au contraire : si le livre montre bien ce que fut ce peuple français en Algérie, courageux, enthousiaste, amoureux de la vie, il n’écarte pas son aveuglement, appuyé sur les certitudes de son bon droit mais ébloui par trop de passion devant les réalités sociales. Cette histoire de sang, de mort et de volupté s’achève avec la sincérité de ce « Témoin » qui, irrémédiablement rationnelle jusqu’au bout de sa vie, rêvera de réconciliation, de retour vers ces liens complexes faits d’amour et de haine qui attachaient Arabes et Kabyles d’Algérie avec les Européens qui y vivaient et qui se sont combattus, à l’image de personnages du roman qui s’aimaient depuis l’enfance et qui se sont trahis. Ce contrepoint entre les individus pris dans leur vie quotidienne et les drames vécus à l’énorme échelle des peuples devenus ennemis, donne à cette « Mer en Cendres » une résonnance charnelle et douloureuse, liée à une terrible situation politique à une non moins difficile vie des hommes et des femmes d’un vaste pays. C’est justement cette alliance entre les traits du roman et l’ample réalité sociale et historique qui produit les grandes œuvres. « La Mer en Cendres » en fait partie.

 

Une autre des sources d’intérêt du livre, c’est qu’il décrit avec précision et une grande qualité de style les sentiments des personnages et le monde où ils évoluent. Les « événements » d’Algérie, comme on a dit jusqu’en 1999, pour désigner « une guerre innommable », sont vécus au jour le jour mais aussi, par d’habiles retours en arrière, avec des commentaires écrits des décennies plus tard. On voit s’allumer les premiers incendies de fermes, on vit l’inquiétude s’affirmer lorsque, de Batna à Kenchela, éclate la « Toussaint rouge » de 1954 et l’on éprouve bien alors la sournoise certitude de ceux dont « le rêve se fracasse ». D’autant plus douloureusement qu’ils ne comprennent pas l’assassinat de deux jeunes enseignants venus de France. La réaction du témoin à cette nouvelle – « pourquoi ce terrorisme aveugle l’absence de raisons à ce crime » – montre bien cette grande équivoque qui va désormais s’établir dans les deux communautés du pays. Et puis un drame affreux atteint directement la famille qui en portera une trace indélébile. Et sa douleur est d’autant plus dure qu’elle ravive « ces souvenirs bleus des bords de mer, ce ciel liquide qui s’y reflétait et l’on ne savait plus si l’on flottait dans l’eau ou si l’on nageait dans l’air » ou bien encore l’atmosphère joyeuse de Bab-el-Oued « quand il fusait des maisons des appels, des criailleries, des tintements de vaisselle, des odeurs d’humbles repas fortement épicés ».

Des repas joyeux de ces humbles algérois qui, derniers à fuir, seront les plus démunis, dans l’indifférence générale. Au fil de jours durant lesquels l’angoisse s’épaissit, l’auteure n’hésite pas à montrer, sans fioriture, comment l’horreur piétine tout lorsqu’elle évoque deux petits enfants égorgés par une main autrefois amie. Vient la description de l’enthousiasme qui suit le putsch d’Alger, la  grande illusion  que sut entretenir le général de Gaulle, la déception et l’amertume qui suivirent, conduits par « un quarteron de généraux en retraite ». Et, dit l’auteure, « l’enlisement déboucha sur l’effondrement ». Suit une description impitoyablement réaliste des massacres perpétrés par l’OAS, les dernières sorties vers des plages soufflées par l’hiver, l’agonie des pieds noirs suivie presque au jour le jour et enfin la grande panique de l’exode vers la France, indifférente sinon hostile, vécue par la famille et obligeant les plus pauvres des émigrés à presque tout laisser sur place. On suivra encore les membres de la famille désormais dispersés mais farouchement décidée à vivre bien qu’ils soient plongés dans un abîme pour se reconstruire. L’éclatement des familles, la dispersion des amis d’autrefois, leur résilience ou leurs échecs, la mort des uns et des autres, toujours inamissible, les échecs et les reconquêtes quotidiennes donne à « La Mer en cendres » la dimension des grands romans. Celui-là s’achève sur des pages au souffle lyrique et aux interrogations sans réponses. La vie, quoi ! L’éditeur de ce roman n’hésite pas à écrire que c’est un nouvel « Autant en emporte le vent ». Il est vrai qu’il en a l’ampleur et qu’il s’ancre dans ce qui reste comme notre guerre de sécession.

J.D.

___________________________________________________________________________

 

(*) « La Mer en Cendres ». Paule Lapeyre. Editions de l’Officine. 373 p. 24×16. 20 €