Gascon, pichadey, bordeluche…populaires, imagées, savoureuses

 

RETROUVONS LES LANGUES ANCIENNES…

par Jean Dubroca

A La Centrale 

La Teste de Buch

      

A télécharger, le PDF préparé par Jean Dubroca

 

 

DU LATIN AU GASCON  

 

           – En 56 avant J.C., l’Aquitaine entame une longue période de « romanisation épanouie », au cours de laquelle le latin devient la langue dominante plus ou moins bien pratiquée d’ailleurs dans les couches moyennes de la société qui l’adapte à ses besoins les plus concrets. Jusqu’au début du Vème siècle, la civilisation gréco-latine résistera à diverses tentatives d’invasions de « barbares » et va constituer un solide socle intellectuel. Mais c’est à ce moment là, qu’après les Vandales, s’implantent plus durablement les Wisigoths qui ne peuvent cependant pas s’opposer à l’implantation des Mérovingiens, au début du VIème siècle. Autant d’événements qui entraînent une lente dégradation de la civilisation romaine, malgré les efforts de l’épiscopat romain pour s’y opposer. C’est pourquoi, à la fin du VIème siècle, le sud de l’Aquitaine romaine connaît la migration du peuple gascon, (ou vascon) venu de la haute vallée de l’Ebre, donc de toute la partie nord de l’Espagne, d’où il est chassé par les Wisigoths, vers 578.

Malgré de nombreuses tentatives des rois francs pour la contenir ou dominer les Gascons, notamment en 638, les gascons se sont implantés au début du VIIème siècle, jusqu’au nord de la vallée de la Garonne. Pour désigner cette région, la chronique parle déjà en 602, de « Vasconia », la Gascogne, ce qui prouve l’implantation solide des Gascons dans ce secteur où, pendant au moins mille ans, ils constituent leur dialecte appelé l’aquitain. Il s’est trouvé renforcé car, à la fin du IIème siècle, les Aquitains ont obtenu des Romains leur séparation d’avec les Gaulois afin de constituer « la province des neuf peuples». (Photo 1).

 

            Le gascon deviendra donc alors la langue pratiquée dans toute la Guyenne.

 

Elle en sera, depuis le XIIème siècle, la langue officielle, avec Aliénor d’Aquitaine notamment. Cette langue appartient au domaine linguistique d’oc. Mais elle s’en distingue parce qu’elle contient des traces d’un ancien langage des Basques, avec lesquels les Gascons partagent des origines communes. Mais, après la victoire, en 1453 du roi de France contre les Anglais, il va imposer son autorité sur l’Aquitaine. C’est alors que pouvoir central royal va tout faire pour installer le français face à la langue d’oc. Cependant, solidement pratiqué depuis huit siècles, le gascon va rester la langue des affaires, du peuple et du clergé qui, pour se faire comprendre du plus grand nombre, continuer de le parler.

 

Mais, petit à petit le français s’impose. Si bien qu’on parlera gascon mais qu’on écrira en français, d’autant plus que le fameux édit de Villers-Cotterêts, signé par François Ier en 1539, obligera à rédiger tous les actes officiels en français. Il est vrai que le latin avait commencé à être supplanté par le gascon dans l’écrit administratif bordelais. Si bien que, progressivent, on ne parlera plus complètement gascon mais on ne parlera pas non plus entièrement français. Ainsi se créera, notamment dans les milieux populaires, un langage particulier : le Pichadey.

LA NAISSANCE DU PICHADEY

Le gascon va subir huit modifications phonétiques dans la zone nord où il est utilisé. L’une d’elles entraînera sur la mutation de la prononciation du « f » latin en « h ». C’est ainsi, par exemple, que le mot « focum », le feu, donnera « huc », en gascon. Or, curieusement, cette transformation tient dans les limites approximatives de l’actuel département de la Gironde, une zone où s’est largement pratiqué le pichadey. (Photo 2)

 

 

      C’est dans le quartier bordelais Saint-Michel, célèbre pour le clocher de son église, que ce moyen d’expression va résister le plus longtemps au français. Un quartier de la ville qui se trouve sur une petite hauteur, en latin « pujatorium ». Un mot, qui, selon certains historiens, serait devenu en gascon « puyaduy » puis « pichadey ». D’où le nom donné au dialecte largement utilisé dans ce quartier. Pour d’autres, « Pichadey » viendrait de l’espagnol « Pichar » (fuites), à rapprocher du pot de chambre, « lou pot a pichat », en gascon. Enfin, pour le linguiste Simin Palay, ce mot aurait été apporté par les vignerons voisins qui venaient commercer à Saint-Michel. Car ce quartier, ce fut longtemps le centre d’une forte activité artisanale et commerciale.

Le bois y arrivait du fleuve tout proche si bien qu’il y avait là une multitude de charpentiers, de tonneliers, de menuisiers. La rue des Faures était celle des forgerons, la rue de la Rousselle regroupait les sécheries de viande et de poisson, utilisant du sel entreposé pas loin, quai des Salinières. Alors, on imagine bien que la foule des marins, des artisans, des marchands les plus variés et des bourgeois attirés par les affaires –et peut-être bien par d’autres rencontres- se retrouvait dans les nombreux cabarets qui servaient à boire, comme on disait « à pots et à pintes ».

Un brassage de population qui enracina le pichadey et favorisa son expansion grâce aux échanges commerciaux qui convergeaient en ce lieu très actif. Ce pichadey a donc été utilisé couramment dans Bordeaux et tout autour, dans le Médoc et dans la vallée de la Garonne, jusqu’à Agen, toutes régions qui avaient -et qui ont toujours- des relations commerciales suivies avec Bordeaux. Et sur le Bassin qui est aussi et depuis des siècles, une zone commerciale privilégiée pour Bordeaux, le pichadey a été parlé jusqu’à 1950 environ. M. Maubourguet, un ancien commerçant arcachonnais, m’a dit : « Autrefois, ici, tout le monde parlait comme ça ». Tout le monde, sans doute pas. Mais il est certain que des mots de pichadey étaient largement utilisés ici.

 

                       QUE RESTE- T- IL AUJOURD’HUI DU PICHADEY ?

Un rapide sondage effectué parmi les quatre-vingts participants à la rencontre de l’Académie montre que des mots venus du pichadey sont largement connus. Royans (sardines) ; Caner (mourir) ; Quatre heures (goûter) ; Rapia (avare) ; Touiller (remuer) ; Drolle (garçon) ; Gueille (chiffon) : Plier (envelopper, empaqueter) ; Dailler (déranger, gêner). Par contre lorsqu’il est demandé au public d’exprimer spontanément des mots de pichadey, leur expression manque. Cependant, la suite montrera que des mots lui sont largement compris et connus : Mounaque (poupée) ; Ligasse (mauvaise lie) ; Lisseuse (repasseuse) ; Casseron (petite seiche) ; Charron (moule) ; Branque (fou), etc. Ces deux constats qui prouvent que, même à l’état de fossile, ce pichadey est encore dans les souvenirs linguistiques de beaucoup d’habitants du Pays de Buch car cette langue a longtemps imprégné le langage local.

« C’est un trésor de fables et d’images que la langue des aïeux porte en son flux comme un fleuve porte la vie. »  Jean Amrouche

   Une première remarque basée sur le rapide historique ci-dessus : le pichadey n’est en rien le gascon. Il en est une variante appauvrie. Seconde remarque relative à la transcription de son expression : comme le fera observer Michel Doussy, l’orthographe du pichadey est phonétique, approximative et fort diverse car le pichadey fut pendant longtemps un langage oral. Son expression écrite est relativement récente puisqu’on peut la situer avec les premiers écrits de Meste Verdier, vers 1800.

LE FONCTIONNEMENT DU PICHADEY    

Restons dans le concret. Il y a quelques années, j’avais mis en scène deux authentiques Testerines (Photo 3) chargées dans « Sud-Ouest » et sur « Radio Côte d’Argent » de dédramatiser quelques situations un peu tendues dans l’actualité locale du moment. Ces deux dames avaient pour noms Germaine Latestude, pour l’une et Malvina Boyosse, pour l’autre. Cela, dans la tradition de l’expression du pichadey, puisque des écrivains dont nous reparlerons ont inventé des couples fameux comme Mariote et Guilaoumet ou M’ame Sagasse et M’ame Sardine. Ces dames Boïates, qui ont connu de nombreuses calamités, les racontaient. Et elles prenaient la parole sans vouloir vraiment la lâcher.

Photo 3 : Deux sympathiques et authentiques testerines
                           en costume local lors des fêtes des 150 ans du chemin de  fer Bordeaux- La Teste

 

                       Florilège et avant-goût  de leurs mésaventures.

 

– « M’ame Boyosse et les cloches muettes de Saint-Vincent : – « Té, ma pôvre, comme elles barlumpent plus, les cloches, je m’oublie le quatre heures du drolle ».

– M’ame Boyosse et la dune sur la route entre Laq Teste et Gujan, bouchée par le maire testerin pour des raisons de sécurité  : « – M’aginez un peu : d’un côté le gonze de

La Teste, il relevait le sable et de l’autre, le Gujaney, il l’enlevait ».

– M’ame Boyosse à l’opéra de Gujan : Elle voulut venger l’honneur testerin devant les propos peu amènes mais humoristiques du maire gujanais, Michel Bézian, sur la qualité des fêtes de La Teste : « – Tu parles d’un opéra : tu t’emmouscailles, pasqu’il faut se trimbaler son fauteuil dans le noir, en plein milieu des joques ».

– M’ame Boyosse et l’anniversaire du chemin de fer Bordeaux- La Teste : « – Je m’étais bien lissé une belle robe d’avant 1900 et un chapeau à plumes que je m’en étais vu de tout et voilà que c’était tellement encombrant que je suis restée encarrassée dans ma souillarde et pour sortir, je me suis mis en pichebiste dans la cour des poules »

Il y en eut bien d’autres : Mme Boyosse aux prises avec la sanisette de la place Thiers à Arcachon, Mme Boyosse aux cours d’ordinateurs, Mme Boyosse et le TGV, Mme Boyosse aux fêtes du port, etc.

Nous étudierons fonctionnement du pichadey avec ce dialogue qui nous raconte pourquoi Mme Germaine Latestude est contente d’avoir échappé aux risques encourus durant une bagarre (Ph. 4) entre pinasayres, à Gujan. Mme Boyosse n’y était pas et elle explique pourquoi. Alors, Mme Latestude lui raconte le déroulement houleux d’un de ces « us et coutumes locaux », comme avait joliment titré l’événement Chantal Roman. Il est vrai, comme l’observera Mme Estrade, que les conflits entre Testerins et Gujanais s’exacerbaient particulièrement lors des matchs de rugby. Il était courant que les supportrices de chacun des camps adverses viennent, hiver comme été, équipées de leurs parapluies, armes offensives ou défensives, selon la tournure prise par le pugilat. Ces coutumes, d’ailleurs, n’ont rien de particulier au Bassin car on retrouve le même genre de rivalités entre les ports de toutes les lagunes du monde où chacun dispute au voisin les bons sites de pêche relativement rares sur un espace réduit. Toujours est-il que ce jour-là, La Teste accusera l’équipage de la pinasse de Gujan d’avoir volontairement gêné sa manœuvre, au virage de la dernière bouée ce qui entraînera une jolie bagarre. (Photo4)

   Photo 4 : Pugilat sur le port de Larros lors d’une fête des bateaux en bois

Dialogue épique  et qui aurait tout à fait pu se tenir voilà 50 ans entre Malvina et Germaine :

 

Ah ! Et adieu, M’âme Latestude vous êtes bien d’attaque ce matin !

– Ca, vous pouvez le dire, M’âme Boyosse que je suis jouasse de pas avoir cané après ce que j’ai vu hier tantôt. Mais que j’en ai encore la tête comme un cibot et que c’est pour ça que je suis encore en cheveux, qu’on dirait une clouque.

-Eh bé ! Quand même que vous soyez jouasse, ça nous changera vous qui rouscaillez tout le temps !

– Vous n’allez pas me chercher pasque n’empêche qu’à Gujan j’ai bien failli caner !

– Et dire que j’ai manqué ça ! Et pourquoi ?

– Hé bé ! Maginez un peu que je suis été à la fête des pinassottes, à Gujan.

– Et moi que j’ai pas pu m’envenir avec vous pasque je m’en de Caudrot, vous savez bien, là où mon dernier fils, il reste pasqu’il fait le maître d’école là-bas. Et c’était le

baptême de son dernier drolle, celui que je vous ai dit qu’il est tout pigassous et qui arrête pas de bramer et même de choumiquer. Et même que je trouve aussi qu’il est un peu blanquignous. Je me demande si ma nore elle sait y faire, m’enfin. Et alors, le dîner, c’était tellement une hartére que ce matin j’en suis encore complètement escagassée.

– Té pardi !

– Et alors, dites : à ce qu’il paraît qu’il y a eu de la tumade à Gujan ? Hé bé ! Gueyte au trou comme vous êtes, vous avez dû au moins vous piter trop près de la dérouillée que ça m’étonnerait pas que vous ayez ramassé une bouffe et que l’émotion ça aurait pu vous faire une attaque.

– Dites, heureusement que non ! Mais figurez-vous, ma pôvre, qu’à la course au port de Larros, que j’étais là à tout bader, m’aginez que les pinassottes elles allaient à bomber, pasque les drolles s’esquirchinaient à ramer pour que ça trisse devant tout le trèfle dans les tribunes et c’est juste à ce moment que la barcasse de Gujan, dites-donc, elle s’est mise à trafiquer je sais pas quoi, juste, mais alors juste devant les nôtres. Vous pensez bien qu’ils ont pris le gnac !

– Non !

– Si !

– Et alors ?

– Alors, après, vous avez une gonze fumasse, un rougnous, je vous le dis, un espèce de grand cassé, le plus tignous, qui s’est chopé la quinte, juste sur le raidillon du port ! De suite, sur un pilot, il s’est pris un bout de pignot, mais ataou le pignot, pour aller le chibrer sur l’arête du Gujanais. Ma pôvre, l’autre, de suite, il se rend ! Alors, ils ont commencé à se tuster, à se foutre un de ces bombages d’arête, dans l’eau, dites, que ça gisclait de partout et qu‘ils étaient tout trempe. Les risteous, autour, ils sautaient tellement haut qu’on aurait dit qu’ils faisaient le mascaret ! Ils se sont mis une de ces roustes, une de ces branlées qu’on se serait cru au ruby. J’en étais si sang glacée qu’on n’aurait même pas pu faire une sanquette avec, tellement que j’ai eu le tremble !

– Oh ! Anti ! Dion ! Mais m’estonne pas : le monde de Gujan, ils sont rougnous ! Et alors ?

– Et alors ? Pardine, ils se sont fait quelques petites escarougnasses et plein de brognes et après ils se           sont ramités et ils se sont mangés un plein toupin de tourin à l’ail, tous ensemble.        

 

            Le tableau ci-dessous donne une traduction, en langage soutenu, des propos de ces dames. Les chiffres entre parenthèses correspondent à des remarques particulières sur des mots et des tournures utilisés en pichadey :

 

Ah ! Et adieu, (1) M’âme Latestude vous êtes bien d’attaque ce matin !

 

– Bonjour, Mme Latestude, vous êtes bien décidée, ce matin !
– Vous pouvez le dire, M’âme Boyosse que je suis jouasse de pas avoir cané après ce que j’ai vu hier tantôt. Mais j’en ai encore la tête comme un   cibot (2) que c’est pour ça que je suis encore en cheveux qu’on dirait une clouque.

 

– Je suis joyeuse de n’être pas morte après ce que j’ai vu hier après-midi. Mais ma tête tourne comme une toupie. C’est pourquoi je suis complètement décoiffée et que je ressemble à une poule qui couve.
-Eh bé ! Quand même que vous soyez jouasse, ça nous changera vous qui rouscaillez tout le temps !

 

– Hé bien ! Cela nous change que vous soyez de bonne humeur parce que d’habitude vous ronchonnez toujours.

 

 
– Vous n’allez pas me chercher pasque n’empêche qu’à Gujan j’ai bien failli caner !

 

– Ne provoquez pas car il n’empêche que j’ai bien failli mourir à Gujan !
– Hé bé ! Maginez un peu que je suis été à la fête des pinassottes, à Gujan.

 

– Pensez que je suis allée à la fête des bateaux traditionnels à Gujan.
– Et moi que j’ai pas pu m’envenir avec vous pasque je m’en reviens (3) de Caudrot, vous savez bien, là où mon dernier fils, il reste (4) pasqu’il fait le maître d’école là-bas. Et c’était le baptême de son dernier drolle, celui que je vous ai dit qu’il est tout pigassous et qui arrête pas de bramer et même de choumiquer. Et même que je trouve aussi qu’il un peu blanquignous. Je me demande si ma nore elle sait y faire, m’enfin. Et alors, le dîner, c’était tellement une hartére (5) que ce matin j’en suis encore complètement escagassée. – Et moi qui n’ai pu me joindre à vous car je suis allée à Caudrot où mon dernier fils habite car il y est professeur des écoles. Cela à l’occasion du baptême de son dernier garçon. C’est celui dont je vous ai parlé qui est couvert de taches de rousseur. Il ne cesse pas de pleurnicher et même de hurler. De plus, je le trouve un peu pâlichon. Je me demande si ma belle-fille sait bien s’en occuper. Mais que faire ? Or, le déjeuner était tellement copieux que ce matin je suis très fatiguée.  
– Té, pardi ! – Et mon dieu !
Et alors, dites : à ce qu’il paraît qu’il y a eu de la tumade (6) à Gujan ? Hé bé ! Gueyte au trou comme vous êtes, vous avez dû au moins vous piter (7) trop près de la dérouillée que ça m’étonnerait pas que vous ayez ramassé une bouffe que l’émotion ça aurait pu vous faire une attaque d’émotion.

 

– Dies-moi : on prétend qu’il y a eu des échauffourées à Gujan ? Curieuse comme vous êtes, vous avez dû vous installer trop près du lieu de la bagarre. N’auriez-vous pas reçu une grosse gifle qui aurait pu vous déclencher un AVC.
– Dites, heureusement que non ! Mais figurez-vous, ma pôvre, qu’à la course au port de Larros, que j’étais là à tout bader, m’aginez que les pinassottes elles allaient à bomber, pasque les drolles s’esquirchinaient à ramer pour que ça trisse devant tout le trèfle dans les tribunes et c’est juste à ce moment que la barcasse de Gujan, dites-donc, elle s’est mise à trafiquer je sais pas quoi, juste, mais   alors juste devant les nôtres. Vous pensez bien qu’ils ont pris le gnac ! (8)

 

– Songez, ma pauvre amie, que durant la course, alors que j’admirais les bateaux en bois qui allaient très vite car les jeunes s’épuisaient à ramer afin d’accélérer devant les notables qui se trouvaient dans la tribune. A cet instant, le mauvais bateau gujanais, je l’imagine, a voulu tricher sous les yeux de notre équipage. Vous pensez qu’il s’est mis en colère.  
– Alors, juste après, vous avez une gonze fumasse, un rougnous, je vous le dis, un espèce de grand cassé, le plus tignous, qui s’est chopé la quinte, (9) juste sur le raidillon du port ! De suite, sur un pilot, il s’est pris un bout de pignot, mais ataou, le pignot, pour aller le chibrer sur l’arête du Gujanais. Ma pôvre, l’autre, de suite, il se rend ! – Tout aussitôt un homme furieux, méchant je vous l’assure, un grand et maigre mais le plus vindicatif s’est mis dans une vive colère alors qu’il gravissait la petite côte du port. Aussitôt, il s’est saisi d’un morceau de bois de pin, très long afin de le briser sur l’échine du Gujanais.

Ce dernier, immédiatement, riposte.

– Alors, ils ont commencé à se tuster, à se foutre un de ces bombages d’arête, dans l’eau, dites, que ça gisclait de partout et qu‘ils étaient tout trempe. Les risteous, (10) autour, ils sautaient tellement haut qu’on aurait dit qu’ils faisaient le mascaret ! – Donc, ils ont commencé à échanger des coups, à se livrer à un dur pugilat dans l’eau qui éclaboussait partout. Ils étaient couverts d’eau. Les petits mule, autour bondissaient comme s’ils avaient jouer dans le mascaret !
– Ils se sont mis une de ces roustes, une de ces branlées qu’on se serait cru au ruby. J’en étais si sang glacée qu’on n’aurait même pas pu faire une sanquette (11) avec, tellement que j’ai eu le tremble ! – Ils se sont mis une telle correction, une telle raclée qu’on se serait cru à un match de rugby. J’avais si peu de sang qu’il eut été impossible d’en faire une « sanquette » tant je tremblai !
– Oh ! Anti ! Dion ! Mais m’estonne pas : le monde de Gujan, ils sont rougnous ! Et alors ? – Mon dieu ! Mais je ne suis pas étonnée car les gens de Gujan sont tous méchants.
– Et alors ? Pardine, les drolles (12) ils se sont fait quelques petites escarougnasses et plein de   brognes et après ils se           sont ramités et ils se sont mangés un plein toupin de tourin à l’ail, tous ensemble. – Mon dieu, ils se sont fait de légères plaies et beaucoup de bosses. Ensuite, ils se sont réconciliés et ils ont mangé toute une soupière de soupe à l’ail.

 

  • 1-« Adieu »  vient de l’occitan : « Adiu » et signifie aussi bien bonjour qu’au-revoir.
  • 2-Le « Cibot » se retrouve dans une comptine célèbre : «  Jean Couillon, veux-tu faire à la paume ? Non maman, je veux faire au cibot». A noter la tournure : on « fait à la balle », « il fait au football » ou avec un autre sens :« elle en train de s’y faire». (Elle travaille dur) Une tournure calquée sur le gascon.
  • 3-« Je m’en reviens » : on regagne un endroit. Le contraire de la tournure française ou « Je m’en retourne » signifie : je repars.
  • 4-« Il reste » : il habite. En occitan, reste n’est pas intransitif comme en français où l’on dit « Reste ici ».
  • 5-« Hartère», vient du gascon « hart » qui vient lui-même du latin « farctus » (farci).
  • 5-« Tumade» : un mot couramment utilisé dans la course landaise : « T’as pas assez tiré la corde et j’ai pris une tumade dans les fesses ! ».
  • 7-« Pité» : se dit aussi pour pousser quelqu’un « ne reste pas pité là ». Au jeu de billes,  on « pite le but ».
  • 8-«  Le gnac » : du verbe « gnaquer» (mordre) « Un chien, c‘est fait pour gnaquer». (Guy Suire)
  • 9-« Quinte» : en colère. « Quintous» : coléreux. « Il te file une gnosque sans prévenir ». Par analogie avec la « quinte » de toux, censée revenir toutes les cinq heures.
  • 10-« Risteou» : (ou « ristey »). Un petit mulet, un de ces mots du Bassin dont va parler Michel Doussy.
  • 11-« Sanquette». Faite à partir du sang d’un poulet que l’on saigne. On le fait cuire à la poêle avec de l’ail. Précaution : il faut l’agiter avec des pailles de balai pour éviter qu’il coagule.
  • 12-« Drolle» (ou « drôle ») Mais selon les spécialistes, il faut l’écrire drolle ce qui correspond mieux à la prononciation gasconne. Un mot très usité : « Il a trois drolles », « Un beau drole ». Féminin : « drollesse », mais c’est péjoratif.

LA CONSTRUCTION DU PICHADEY

                      

L’origine des mots

 

Comme dans toute langue, le vocabulaire du pichadey s’est construit au fil du temps sous plusieurs influences : le lieu de vie du locuteur, les emprunts à diverses sources linguistiques, l’évolution historique et la construction des mots.

 

Les vignerons du Médoc, les maraîchers de Macau ou les éleveurs de Bazas ont établi leurs mots, de même que les marins ou parqueurs du Bassin qui ont créé un vocabulaire particulièrement riche. Exemples :

 

             MOTS         TRADUCTIONS             REMARQUES
Bouc Crevette grise
Brigne Bar moucheté Parfois : coups, bosses
Casseron Petite seiche
Cayoc (du gascon calhoc) Mouette Désigne aussi le touriste
Chancre Petit crabe
Cipe Grosse seiche
Casseron Seiche comestible
Coustut Poisson : chinchard
Charron Moule Ville charentaise : Charron
Hagne (gascon) Boue, vase On y cueille des clanques
Loubine Bar ou loup
Maline Forte marée Aussi : réservoir
Mourquin Grosse anguille
Vendangeur Petit rouget Se pêche en septembre

 

Clovisse Palourde
Gravette Huître plate Denrée rare aujourd’hui
Grondin Poisson
Trahine Pêche au filet Du bateau vers la terre
Palet Pêche au filet Le filet est suspendu
Pirelon Grondin Habitants de l’Aiguillon
Pisse vinaigre Olothurie Comme le nom le dit
Détroquer/Desatroquer Opérations sur les huîtres

                                                         

Les emprunts de mots

                      

Le pichadey a emprunté des mots aux langages pratiqués avant son apparition ou à d’autres, issus de divers apports liés aux mouvements de populations. Voici quelques exemples de ces emprunts.

 

             ORIGINES                        RELEVES DES MOTS
– Gascon ou occitan Caner : de escanar (étrangler)

Roumaguer : de arroumegar

Hartére : hartar

Escagassée : escagassar (réduite à rien)

Tumades : tumar (heurter de front)

Gueyter : piste-gueyte

Piter : apitar (fixer debout – dresser)

Escarciner : carcinat (épuisé par la maladie)

Gnac : gnaquer (mordre/morceau/du mordant)

Rougnous : rogna (galeux)

Branque : brac (fou)

Quinte : quintous ( souvent en colère)

Pilot : pile (tas) /diminutif : ot

Ata(o)u : ainsi

Trafiquer : Traficar (manigancer)

Tuster : Tustar (se battre)

Giscler : chisclar (jaillir)

Mascaret : un gros bœuf à robe noire, blanche et grise.

Anti : antigueille (juron).

Brogne : bronha (bosse sur le front)

Tourin : torrin (soupe à l’ail)

 

   – Français ancien Rouscailler : contraction de « rousser » (gronder) et de « cailler » (bavarder)

Mornifle. !

Bader : latin badarer (bailler)

Tréfle : trèpe (notables) pej.

Toupin : toppin ( pot)

Pinasse : espinace (bateau en bois – 1461)

 

– Autres origines

 

Baranguine : esp.barriochino (alentour)

Cabesse : esp. (tête).

Mina : esp (vaurien)

Cagouille : charentais (escargot)

Boraquion : (esp borraco) Ivrogne.

Rosque : (esp rosca). Pain en couronne.

Péguegne : (esp pequeno) Petit.

Mariol : italien (malin)

                                                         

On peut donc observer à partir de tout ce qui précède que l’influence du français est primordiale dans l’expression en pichadey. Sans le français, impossible de faire une phrase en pichadey. De plus, les mots français dominent dans la phrase. On le constate en notant que  , sur les cent premiers mots du dialogue entre ces dames, où l’on compte environ et seulement, 20 % de mots en bordeluche.. De plus, l’emprunt au vieux français est notable.

Une autre influence est remarquable : celle des langues ibériques, espagnole notamment. Comment l’expliquer ? Pour certains bordelais, le cours de l’Yser c’est encore « la route d’Espagne ». Ce qui illustre bien le fait que Bordeaux fut depuis au moins le début du XIXème siècle un centre important d’immigration espagnole. Elle a commencé avec la succession des trois guerres carlistes, de 1833 à 1876. Au début du XXème, on estimait déjà à 3% la part d’espagnols dans la population bordelaise. La recherche d’emplois dans la grande ville par une population espagnole pauvre explique cet afflux qui a été renforcé par l’exode des républicains devant le putsch militaire de Franco, entre 1936 et 1939. Et puis, dans les années 60, il y a un afflux de main d’œuvre espagnole pour des emplois dans le bâtiment et les services à domicile. Finalement, on estime que quatre générations d’émigrés espagnols sont installées dans Bordeaux. C’est pourquoi, en pichadey, de nombreux mots désignent les Espagnols mais le plus souvent péjoratifs car ces immigrations furent mal acceptées. Ils étaient aisi désignés : Cuirs, Espadres, Espingos ou Carraque (bateau arabe).  

Autre constat évident et facile à expliquer par l’histoire de l’Aquitaine : la plus large part des mots ou expressions en pichadey vient de l’occitan en général et du gascon en particulier, c’est à dire d’une langue romane,

Par contre, on observe la nette absence d’influence de la langue britannique alors que les Anglais ont dominé cette région de manière plus ou moins permanente, de 1137 à 1453 et qu’ils y aient, alors et depuis, établi d’étroites relations économiques. Cela vient du fait que les Anglais parlaient gascon …

La morphologie des mots

 

            Le phénomène pour le pichadey n’est guère original. Ses mots se sont construits au fil des besoins d’expression, soit en reproduisant des sons naturels, soit en créant des mots composés, soit enfin par adjonctions de préfixes ou de suffixes. En voici quelques exemples :

 

Onomatopées : Gnique-gnaque (mâcher avec difficulté)

Tit : petit oiseau genre fauvette

 

Par compositions de mots : Marie- Gringon (Femme négligée) Prénom+Balai

: Croûte-rouge : (Fromage de Hollande)

: Sang-glacé : prendre froid.

 

Par suffixes à une racine. Voici les principaux :

: Suffixe diminutif : Palichot (Pâlichon)

: Tranquillot (Très tranquille)

: Sacot ( Petit sac)

: Suffixe dépréciatif :         (ous) Blanquignous (Très blanc)

:Tignous (Teigne : agressif)

: Suffixe péjoratif : Ligasse (Mauvais lien/pansement)

: Folasse (Écervelée)

: Caminasse (Mauvais chemin)

: Journasse (Dure journée).

 

            – Par préfixes : Le procédé est plus rare. En voici quelques exemples :

: Rapetasser (Raccommoder). Re + Apetasser

: Matefaim (Rassasier). Mata (gascon :tue) + faim

: Echoppe.(Petite maison bordelaise) E+Chopa (Gasc.)

 

QUI PARLAIT LE PICHADEY ?

 

Pour répondre à cette question il existe quatre moyens. Le premier consiste à étudier quel est le registre du vocabulaire utilisé par les locuteurs, c’est à dire quels sont les concepts qui dominent dans leurs désirs expressifs. Le deuxième, porte sur la syntaxe utilisée. Le troisième est un relevé d’expressions couramment usitées dans le langage. Enfin, le quatrième sera une carte des lieux où ce pichadey a été le plus fréquent.

 

                                             Le registre du pichadey

            Les lexiques les plus courants concernant le pichadey relèvent environ 1500 mots. Ce qui est relativement pauvre, si on les compare aux 15 000 mots étudiés par Littré. On peut relever leur répartition portant sur 25% d’entre eux. Voici, dans le tableau ci-dessous, selon quels concepts généraux ils se répartissent :

 

             DESIGNATIONS              EXEMPLES D’EXPRESSIONS
– Vie quotidienne (50%)

– Cuisine/ Ménage ( 7%)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Attitudes/ Actions/Situations

 

– Aproprir : nettoyer (Rendre propre)

Calotte : assiette à soupe/ A chabrot.

Gringon : houx (sert à faire un balai)

Gringoner : faire le ménage.

Coupiller : couper en morceaux

Fraichin : mauvaise odeur

Gatouneyre : lit du chat. (de gat : chat/gatoune)

Lesif : eau de vaisselle/ de lessive

Cristaux : (de soude) pour nettoyer.

Lisser : repasser. La lisseuse (repasseuse)

Pedas : pièce à un vêtement.

Rapetasser : mettre un pedas.

Ragasser : frotter

Demingue : mauvaise qualité. Ou : chiroule

Branjoler : remuer/bancal/ avoir du jeu

Couriole : file indienne. Faire la queue

Serrer : ranger. « Mes sous, je me les serre dans l’armoire »

Dandiner : bercer. La dandine : balançoire

Giscler : jaillir. « L’eau a gisclé, je suis tout trempe »

Encarasser : empiler, entasser, coincer

Margagne : mauvaise maille (en tricotant)

Ligasse : mauvais pansement

 

Abat   d’eau : averse

Brousin : crachin. « Ca brousine »

Bader : bailler/ regarder

Bavasser/Blagasser :papoter/parler inutilement

Chacailler : provoquer

Fumace : être en colère

Claquet : langue bien pendue

Cagne : la flemme.

Feignas/ Feignassous : paresseux

Canule : ennuyer. ‘Tu nous canules »

Mail : travail. / Mailler : travailler.

Sentigous : grincheux/ Sentigousse (fem.)

Ramasser : s’infecter. « Ta bouffiole va ramasser)

Bouffiole : bouton sur la peau.

– Grate : démangeaison/ Gratoles : chatouilles

(S’) Espatarasser : choir de tout son long.

Pougniquer : tâter, pincer/Pougnaquer : triturer

Suivre : emporter. « Il brousine, je me fais suivre le parapluie ».

 

– Aliments (Boucherie, charcuterie)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

– Légumes

 

Camageot : Jarret de porc (pour la soupe)

Enchau : filet de porc

Penon : la bavette `

Osseline : hampe

Nombre : onglet

– Caprin : dessus de côte

Ganure : morceau de cou

Merlan : morceau dans l’entame

Ouverture : tranche grasse

Palanque : bavette

Anguille : pièce à bouillir

– Fichu : pointe de rumsteck

Pointe à l’os : la tranche

Rosette : côte de bœuf bien ronde.

Malheureuse : côte où il n’y a que de l’os.

Ragougne : mauvais morceaux.

– Ragougnasse : mauvaise cuisine

 

Doucette : la mâche

Joutes : blettes

Aillet : jeune ail

Fanfaronnes : Haricots blancs

Tête noire : cèpe de chêne

Barragne : poireau sauvage.

 

        – Plats de pauvres Tourin : soupe (à l’ail, à la tomate…)

Cruchade : grosse crêpe à la farine de maïs

Mique : pain de millet

Pauvre homme : sauce maigre (oignons et pommes de terre)

Sardines de baril : conservées au sel

Soupe de maçon : très épaisse

– Bougras : soupe de cuisson du boudin

– Goussade : frottée à l’ail (de gousse)

– Herbière : œsophage de bœuf (en sauce)

   – Agriculture – Vigne (10%) Acaner : lier le pied de vigne

Apiloter : mettre en tas (en pilot)

– Baste : cuve. Origine italienne

Bonde : bouchon de la barrique

Brégne : les vendanges. Brégner : vendanger

Cantine : bonbonne

Carasson : piquet de vigne en acacia

Château : propriété viticole (depuis 1924)

Ecoulage : premier soutirage de vin

Gerbaude : dernier repas des vendanges.

Rége : espace entre deux rangées de plantation

Tutut : tuyau pour transvaser le vin

Vime : osier pour lier la vigne.

             – Les coups Castagne ; Patac ; Bouffe ; Taquet ; Se tuster ;      Gnosque ; Torgnolr ; Brignon ; Ramponneau

 

             – Les outils – Bourgne (nasse d’osier)/ Vieille femme

Dailler : grande faux

Gardale ; cuvette.

– Guingasson : clou de tapissier

-Sarclet : outil de jardin à tout faire (sarcle, sarclette)

Ombrière : canisses

           – Le corps (5%) Escarougnasse : éraflure

– Fiçon : la langue

Fignes : les fesses

Garailles : les jambes

Obares : oreilles. Obarassses : grandes oreilles

Pigasses : taches de rousseur. Pigassous.

Poupasses : gros seins

Bajaoules : joues pendantes

Ligagne : blanc au coin de l’œil / Lagagnous

Agasses : les pieds

Parpageot : gorge des femmes

Badigoinces : les moustaches

 

         – Jurons/ Moqueries Putain/ Putain de moine

– Pardine : par dieu

– Con (sert parfois de ponctuation)

Boudiou : bon dieu

Macagnique : maquereau

Fi de loup : fils de loup

Fi de putain (du gascon hilh de puta)

Antigueille/Enquillé/ Enqui.

Brancaille

Couillon

Oh ami ! : oh là là !

 

Tronche de gail : entêté.

Pandreille : mal vêtu

Artoupan : vaurien

Bestiasse : imbécile

Bon pour Cadillac/Picon : fou

Chat-fouin : sournois

Counilheur : tatillon

Cimeur : coureur de jupons

Nia-nia : naïf.

 

             – Interjections – Dion ! -Brancaille !- O ba (pas possible)- Dia !

Madame Castagnet ! – Dia !Tétété : (attention)

Volaille de dinde ! -Entroufifardé !- Oh volaille !-

Entrogné !- Pute borgne !

On peut ajouter à ce tableau les mots relatifs à la pêche, à l’ostréiculture et aux poissons (5%) comme indiqué plus haut. Enfin, les activités sexuelles s’expriment dans un vocabulaire conséquent (5%). En voici un échantillon parmi les moins verts : Bigoudi, calibre, créateur, chinois, chibre, dextre, élastique, lime, nouille et seize autres encore qui désignent le sexe masculin en ses divers états. Quant au sexe féminin, ses évocations ne sont pas en reste : chabichou, choune, chounette, chounasse, parpagette, coucoune, coucounette, trapanar.

 

                       CARACTÉRES PARTICULIERS DE LA SYNTAXE DU PICHADEY

 

Certaines tournures de phrases constituent l’originalité et l’une des particu-larités du pichadey par rapport au français. En fait, beaucoup viennent de procédés grammaticaux que l’on retrouve fréquemment dans le gascon. Les spécialistes en comptent une bonne douzaine. Voici les plus couramment utilisés :

 

               SYNTAXE                                     FONCTIONNEMENT
« – Je suis été » (Je suis allé) – De « soi estat » de l’occitan où le verbe être est auxiliaire du verbe être.
« -Je m’en reviens ». (Je reviens) – Imitation du gascon où le pronom personnel réfléchi   est renforcé :

* « Nous autres, nous partons ».

* « Ils vous l’ont donné à vous autres ».

* « C’est à nous autres de nous décider

* « Comme tu es bon à dalle, je me le fais ».

* « Je me suis oublié le parapluie. Et qu’est-ce

que je m’en suis fait ? »

* « Il s’est pris un bout de pignot »

* « Ils se sont mangés un toupin de tourin »

* «  L’autre, il se rebiffe ! ».

« – Et que je trouve qu’il est » (Je le trouve)

 

– Procédé explétif avec le relatif que

* « – Celui que je vous ai dit ».

* « – C’est ce que je doutais ».

* «  Et même que je trouve qu’il est

blanquignous »

* « Le dîner, que c’était une hartère ».

« – Les pinasses, elles allaient à bomber ». – Insistance avec une répétition du sujet :

* « La barcasse de Gujan, elle s’est mise à

trafiquer ».

* « Tous les risteous autour, ils sautaient ».

 

                                     L’INFLUENCE DES BESOINS EXPRESSIFS LIÉS AU MILIEU

 

Les vignerons du Médoc, les maraîchers de Macau ou les éleveurs de Bazas ont créé leurs propres mots. De même, les marins et les parqueurs du Bassin ont-ils usé d’un vocabulaire particulièrement riche qui désigne les outils de travail, les méthodes employées ou les produits du « terroir ». Voici par exemple quelques-uns de ceux qui désignent des poissons et des crustacés du Bassin.

 

             MOTS        TRADUCTIONS              REMARQUES
Bouc Crevette grise
Brigne Bar moucheté Parfois : coups, bosses
Casseron Petite seiche
Cayoc (du gascon calhoc) Mouette Désigne aussi le touriste
Chancre Petit crabe
Cipe Grosse seiche
Casseron Seiche comestible
Coustut Poisson : chinchard
Charron Moule Ville charentaise : Charron
Hagne (gascon) Boue, vase On y cueille des clanques
Loubine Bar ou loup
Maline Forte marée Aussi : réservoir d’eau salée
Mourquin Grosse anguille
Vendangeur Petit rouget Se pêche en septembre

 

Clovisse Palourde
Gravette Huître plate Denrée rare aujourd’hui
Grondin Poisson
Trahine Pêche au filet Du bateau vers la terre
Palet Pêche au filet Le filet est suspendu
Pirelon Grondin Habitants de l’Aiguillon
Pisse vinaigre Holothurie Comme le nom le dit
Détroquer/Desatroquer Opérations sur les huîtres

 

Ces « péchouneyres » venus du Bassin, notamment de La Teste, ont apporté leur pêche à Bordeaux, mais aussi leurs mots, cela pendant des siècles. A partir de 1749, ils se rendirent au marché des Capucins, (Photo 5) les « Capus » comme on dit aujourd’hui, alors que pendant longtemps ce marché s’appelait « Porte neuve » en raison de sa position géographique dans la ville qui grandissait.

                             Photo 5 : Le marché des Capucins, vers la fin du XVIIIème siècle

Exactement comme il y eut le quartier Saint-Pierre qui a constitué un des centres de développement et d’utilisation du pichadey en raison de la convergence de nombreuses activités économiques, aux Capucins arrivaient, tous les jours et grand nombre dans ce « ventre de Bordeaux » toutes sortes de marchands de fruits, de légumes, de viandes, de poissons, d’épicerie. Ils venaient de toute la périphérie de Bordeaux, mais aussi des Landes, du Gers, du bord de mer. Il se produisait donc là un formidable brassage de populations, de gens qui échangeaient leur manière de parler, et qui la répandaient ensuite dans toute la zone où se pratiquait le pichadey.

Un autre vecteur du pichadey à travers Bordeaux, cette fois, ce furent les « recardeyres ». (Photo 6) A tous les carrefours de la ville, équipées de leur charreton, elles revendaient au détail des fruits, des légumes, des poissons, qu’elles avaient achetés parfois dans de très bonnes conditions, marchandant des surplus ou des invendus. En contact avec toute la population, elles répandaient dans toutes les couches sociales les mots des capucins. S’ajoutaient aux termes propres à leurs marchandises, les disputes pour défendre leur territoire, les « aillades » avec les agents de ville, les « arrails », ou encore les démêlés avec leurs clientes difficiles où elles montraient alors un sens étroit du sourire commercial : « – Pas fraîche, ma brigne ! Mais t’as pas vu ta tronche ! ».En somme, elles étaient comme l’un des plus importants vecteurs urbain du pichadey.

  Photo 6 : Les recardeyres en action dans une rue bordelaise.

 

                         UNE LANGUE AU REGISTRE   FAMILIER  

            A partir des diverses observations figurant plus haut, on peut faire plusieurs remarques. On chercherait en vain l’expression en pichadey de concepts de poésie, de sensibilité, de rêverie, d’imaginaire ou de philosophique, de tout qui ne serait pas concret. On n’a donc pas affaire à une langue intellectuelle mais à un langage ne maniant pas autre chose que la réalité des jours qui passent. Sans doute un témoignage d’une vie difficile. C’est une langue de tous les jours. On peut penser que le gascon ou le français s’utilisaient, eux, pour exprimer les subtilités du cœur, de l’âme et de l’esprit. Le pichadey était la langue « du dimanche », comme on le disait pour le costume réservé aux grandes occasions de la vie

Évidemment, on s’éloigne ainsi très loin de la poésie lyrique occitane chantée par des troubadours comme Jaufré Rudel, prince de Blaye, vers 1150 ou comme l’avocat Bazadais Peire de Ladils, couronné aux Jeux floraux de Toulouse, en 1323. Plus près de nous, il faut citer le poète tonnelier Vigier, chantre de ses rêves et de ses colères. Mais le plus grand chantre gascon moderne, c’est Jasmin (1798-1864). Servi par les circonstances littéraires de l’époque -le romantisme mâtiné de socialisme- et par l’intérêt soulevé par la vie provinciale – Madame Bovary paraît en 1857- Jasmin devient à Paris le poète populaire provincial célébré par Lamartine, couronné par l’Académie française, décoré de la Légion d’honneur en 1845, en même temps que Balzac et Musset. Il se considérait comme le poète officiel de la Gascogne. Il n’eut pas pourtant la célébrité de Mistral, prix Nobel de littérature en 1904, peut-être parce qu’il ne renia jamais son inspiration populaire.

Mais il existe bien un lien entre Jasmin et le pichadey : il s’agit d’un langage populaire, comme l’ont montré les diverses observations faites plus haut. Le pichadey, c’est donc avant tout une langue pratiquée par le peuple.

 

 

Photo 7 : Ouvriers de Bacalan en 1950

 

Ce ton populaire, on le trouve aussi dans une expression fort misogyne, du fait que le pichadey est plutôt un langage d’homme. Qu’on en juge avec ce petit échantillon de termes dévalorisant les femmes :

 

Grougnes, grougnasses : femmes peu recommandables,

– Michemaigre : à petite poitrine

Sangougne, sangougnases, Marie-Pingo : femmes négligées.

– Bourgne : vieille (comme une nasse pour pêcher les anguilles) !

– Gigasse : grande

– Pistelle : négligée

Saute aux prunes : nymphomane

– Castamée : vérolée

Choune à bœuf : péripatéticienne (Du gascon chune : chute d’eau)

                  Toutefois, d’autres milieux, même les plus bourgeois, utilisaient très consciemment, au moins des mots ou des expressions du pichadey afin d’affirmer une espèce de patriotisme bordelais, une fierté d’appartenir à une région qui a toujours exprimé sa liberté d’esprit. Son attachement à la Grande Bretagne au Moyen–Age fait que l’autorité des rois de France, n’a jamais été vraiment acceptée par les notables bordelais. La forte influence sociale de ces entrepreneurs, le plus souvent audacieux, a joué un grand rôle dans cet état d’esprit issu d’un protestantisme libéral, important à Bordeaux et aussi parce que le commerce international que pratiquaient ces notables conquérants apportait à la cité une vision plus généreuse de la vie et par conséquent, une large tolérance. Pensons à l’indépendance d’esprit d’un Montaigne, d’un Montesquieu ou d’un Mauriac. Ou bien évoquons l’Ormée, ce parti bordelais, qui, de 1650 à 1653, durant la Fronde, s’opposa à la monarchie et s’inspira des Niveleurs anglais, qui à la même époque, réclamaient l’égalité des droits. A tel point, qu’au grand dam des bourgeois apeurés, les Ormistes signèrent un manifeste où figurait « les principes d’une République ». Songeons encore à la révolte des Girondins contre le pouvoir centralisateur des Montagnards, durant la Révolution. C’est cet état d’esprit girondin bien particulier qui peut expliquer l’essor pris par le pichadey qui en est un peu comme l’étendard.

 

                LA GRANDE ORIGINALITÉ DU PICHADEY : L’ ACCENT BORDELAIS

 

Le journaliste Jean-Marc Faubert a écrit : « L’accent bordelais est aussi vieux que Burdigala », lui qui s’exprimait avec une discrète musicalité locale, profonde, subtilement ironique, très britannique donc très bordelaise.

On l’évoque cet accent avec un charmant poème de Jean Bastia, un chansonnier de Bordeaux  (1 878/1940).

« L’accent de Bordeaux ». « .

« Accent de mon pays, haleine douce où flotte

Comme sur le bifteck un parfum d’échalote,

Salé comme le goût de bourriches de joncs

Amenant par le train les royans d’Arcachon,

Prenant comme l’odeur des chais ou comme celle

Des croûte-rouge au fond des cours de la Rousselle,

Fleur des hachis des escargots caudéranais,

Coloré comme le tanin qu’aux robinets

Laisse le vin sur les parois de la tonne,

Accent, fils du parler des vieilles cadichonnes,

Accent doux, onctueux comme les cèpes frits

Et piquant, à la fois, dans les pointes d’esprit,

Comme les guingassons … Accent, suave chose !

Fin comme l’ail qu’on croque au sein des gigots roses,

Accent qui ferme tous les é, fais tinter sec

Les t des fins de mot, qui détaches l’i grec

Chaque fois qu’on le trouve au corps d’une diphtongue ;

Qui mêles à plaisir les brèves et les longues ;

Qui lorsque se rencontre une syllabe en « ant »

Nous la fais prononcer d’un nez s’enchifrenant,

Qui fais l’o long dans « robe » et le fais bref dans « grosse »,

Les fermes dans « colosse » et l’ouvres trop dans « sauce » …

Accent de Saint-Michel, accent de Mériadeck,

Sur quoi veilla Despeaux avec zèle et respect,

C’est toi que la Garonne, harmonieuse et grave,

Parle depuis le Pont jusqu’à la Pointe-de-Grave. »

(La Lyre de carton- Flammarion ed.)

 

Un autre Bordelais, Jean Lacouture, cite François Mauriac, écrivain régionaliste s’il en est, comme le disait perfidement Paul Claudel. Il écrit : « Méridional avec ses « O » qui sonnent toujours un peu trop fermés ou trop ouverts, ses « É », un ton en dessus ou en dessous, ses diphtongues comme des cymbales et ses mains qui s’envolent à la queue des mots… »

 

Si l’on veut être un peu plus technique, on peut observer d’autres particularités de l’accent inspiré par le bordeluche et par le gascon. Comme le remarque François Mauriac, les consonnes finales sont prononcées. Exemples : « des oS », « frisqueT » ou un « broC ». Ou, au contraire, sans doute par esprit de contradiction, certaines consonnes finales sont étouffées. On dit « gaS » au lieu de «gaZ », ou bien : « suT » au lieu « suD ». Autres exemples de prononciation différente d’avec le français normalisé. On dit : « la flÉche », le « lÉ frÉ » pour le « lait frais ». Le « N », suivi de « i » comme dans « maNières se dit « maGNére ». On oublie évidemment tout ce qui porte accent circonflexe : « chAteau » ou « tAcher ». Enfin, des groupes de consonnes se réduisent à leur plus simple expression. « eXpliquer » devient « eSpliquer », « propRiété » devient « propIété », ou « ruGby » devient « rUby ».

                                          L’EVOLUTION   DU PICHADEY

En 1932 une opérette bordelaise fut jouée à Paris. Elle avait pour titre « Les Bordeluches au 7ème ciel » et elle connut le succès. A cette grande époque de l’opérette marseillaise, le Midi, hâbleur, nonchalant et paresseux faisait rire. Si bien que, la célébrité parisienne aidant, ce terme de « Bordeluches » devint un nom commun : « Le bordeluche ». Il allait entraîner une modification profonde du pichadey, cependant déjà amorcée dans le courant des années 20.

 Toutefois, la langue d’oc qui puise ses racines dans la subtilité de l’humour gascon va continuer d’apporter à cette nouvelle forme d’expression autant de fantaisie, d’humour et d’imagination que ceux contenus dans le pichadey. Néanmoins, plus récentes, elle se sont nettement francisées pour la plupart d’entre elles. En voici quelques une qui ne manquent pas de saveur :

 

 

               EXPRESSIONS                TRADUCTIONS
– Un sou d’Arcachon. – Fausse monnaie.
– Un arrebire-marion – Une gifle du revers de la main
– Cabanner – Entrouvrir les volets.(En tuile).
– Les yeux en couilles d’hirondelle – Un regard sournois
– Va-t’en chez Dache – Va-t’en n’importe où.
– Couper le farci – Maître chez soi.
– Excusez côtelette, le chat emporte le gril – Ne vous gênez surtout pas.
– Montrer tout son estafanari. – Femme provocante
– Un bon fond – Un bon repas
– Sortir en groule – Mal habillé.
– Le nez en gueille de bonde – Un nez d’ivrogne
-Il débarque du train de Langon – C’est un naïf
-Elle a vu péter le loup sur la pierre de bois – Elle n’est pas tombée de la dernière pluie
– Les yeux en maigre de jambon – Souffrir de conjonctivite
– A la noix – Raté
– Etre une bonne paye – Un bon client
– Faire la pentiére (Berge en plan inclinée) – Faire les cent pas
– Va voir pépè/le tondeur de chiens – Eloigne-toi
-Elle est tombée sur une pointe rouillée – Elle est enceinte
– Il n’est jamais allé à Paris – Il ne ferme jamais les portes derrière lui
– Elle a une jolie platine – Elle est bavarde et médisante
– Je fais tout de rang – Je fais tout à la suite
– Soupe de Jésus – Un peu d’ail et rien dessus
– Bouillon pointu – Lavement

 

– On navigue là dans un registre populaire, familier comme disent les grammairiens, cher à Michel Audiard, à Céline ou à Alphonse Boudard. Il fait aussi penser à Carlo Goldoni qui amusait le tout Venise avec ses pièces en dialecte de ports de la lagune. De belles référence ! Avec Raymond Paquet, professeur d’art dramatique au conservatoire de Bordeaux, nous avions pensé traduire « Barouf à Chioggia » en bordeluche pour le jouer sur le port de La Teste. Avec des répliques du genre : «  Avec tes huîtres, tu estampes les gonzes. Elles sont si maigres, que tu leur vends de la mouquire ! ». (Estamper : escroquer ; mouquire : morve).

ET LE PICHADEY EUT SES ÉCRIVAINS

 

            A partir du dernier tiers du XVIIIème siècle, le pichadey va s’écrire et il aura donc ses écrivains et ses linguistes.

 

Le premier de ces écrivains c’est Antoine Verdier (1779-1820). Dans un langage encore très marqué par le pur gascon, il fait rire toute la Gironde en racontant les mésaventures peu édifiantes de Meste Bernat, paysan banlieusard, de sa femme Mariote et de Guillaoumet, soldat pensionné, dont on devine bien le rôle dans ce trio. Verdier va encore connaître le succès avec les tribulations satiriques de « Barthélémy à Bordeaux ou le Paysan dupé » (Berthoumiou à Bourdeou ou lou peysan dupat). Avec « Lou sabaout daou Médoc », (Le sabbat du Médoc) où il se livre à une revue satirique des superstitions et pratiques de sorcellerie dans les campagnes girondines. Dans « Antony lou dansaney », (Antoine le danseur), il fait le tour critique des salles de bal et autres lieux de distraction fort nombreux à Bordeaux dans ces années de la Restauration, comme si on voulait oublier les malheurs napoléoniens. Son plus grand succès, il l’obtient avec deux  personnages, les recardeyres, Cadichoune et Mayan. Son époux, c’est  Cadichon. Il les qualifie de « Doyennes des fortes en gu(eu)le » et les dote d’un langage particulièrement fleuri, exprimé, comme par les autres personnages dans un mélange de gascon francisé et de français gasconnisé mais où domine le gascon. Evidemment, on n’est pas là sur un sommet de la littérature. Il n’en reste pas moins qu’Antoine Verdier a gagné son épithète de « Meste » (Maître) car ses œuvres ont donné lieu à de nombreuses éditions et des témoignages affirment que des passages entiers de ses textes ont longtemps été récités lors des veillées, fêtes de famille, noces et banquets.

 

Photo 8 : Les couvertures de quatre des petits livrets de Meste Verdier

 

« Lou meste » eut quelques successeurs comme Jean Théodore Blanc, (1840/1880), un typographe bordelais, farouche défenseur de la IIIème République naissante. Dans le Pays de Buch, nous avons Emilien Barreyre (1883/1944), pêcheur à Arès, qui a publié « Lou Malinayres » (Les Marines), un texte plus purement gascon et qui ne manque pas de lyrisme. Nous avons aussi à Gujan-Mestras Adrien Dupin (1896/1973) qui a produit, dit-on, une œuvre gasconne raffinée mais qui est sans doute égarée.

 

Ensuite, l’un des écrivains de pichadey plus connus, c‘est le François Villon bordelais : Ulysse Despeaux. Si connu et si populaire qu’il a même sa statue à Bordeaux, à côté de l’église Saint Michel. Une statue élevée par souscription publique en 1926, un an après sa mort.

 

Il est né à Bordeaux, en 1844, sur le cours Victor-Hugo. Comptable à la Compagnie des chemins de fer du Midi, ses dons de comique le font devenir comédien sur de nombreuses scènes parisiennes et non des moindres comme l’Alcazar, l’Eldorado, le Chat Noir. Avec le célèbre Paulus, il fait une tournée triomphale en France mais l’air de Bordeaux lui manque et, après la Grande Guerre, il joue sur la scène du réputé Théâtre des Arts et le succès lui permet même d’ouvrir un cabaret, « Bordeaux chez lui » où se presse à la fois le tout Bordeaux mais aussi le Bordeaux des Capucins ou de Saint-Michel pour rire avec les sorties en duo de M’ame Sagasse et de M’ame Sardine ».

 

 

– Verdier et Despeaux auront des successeurs  comme Georges Coulonges :

 

Georges Coulonges (1923- 2003) : Dans les années d’après la Libération, il crée le personnage de Julien, le traminot. Régulièrement, sur les ondes de la R.D.F, de Bordeaux, il raconte les démêlés de ce contrôleur de tram avec des voyageurs, des agents de police, des bourgeois, le chef contrôleur ou un riche voyageur sans ticket, toujours dans des dialogues savoureux qui sentent bon la lutte des classes. Il fait par la suite une brillante carrière parisienne de parolier (Potemkine-Aimer à perdre la raison), d’auteur de théâtre, de romancier (Prix Alphonse Allais en 1964, pour « Le Général et son train ») et Grand prix de la Ville de Bordeaux pour l’ensemble de son œuvre. Avec lui, le bordeluche a pris de sérieuses références littéraires.

Claude Ducloux a publié un lexique de Bordeluche en 1981, intitulé « Le bordelais tel qu’on le parle ». C’est de loin le plus complet. Il s’y livre, en particulier à un savoureux relevé de « Locutions vertes » très grivoises. Il en cite 70 qui auraient pu venir sous la plume de Rabelais. Avec Pierre Maurin, il assure le retour des recardeyres sur scène pour 600 représentations à l’Onyx à Bordeaux.

 

 

Jann Bonnemason, conseiller pédagogique pour l’enseignement du gascon dans l’académie de Bordeaux, a livré un très intéressant ouvrage « Le français parlé à Bordeaux ». Il ne s’agit pas seulement d’un lexique mais d’une étude très technique où les mots sont classés par centres d’intérêts et où sont étudiés la phonologie et la morphosyntaxe.

 

Max-Henry Gonthié, secrétaire de la Fédération départementale des œuvres laïques, est l’auteur d’un dictionnaire qui donne l’aura universitaire à l’étude du bordeluche : « Gueille ferraille des mots ». (1979). Il relève aussi quelques coutumes et   quelques expressions qui ne manquent pas d’esprit :

 

– Pour soigner une bosse « on fait rendre le coup », (On applique une compresse ou, ce qui est beaucoup mieux, une pièce de monnaie sur laquelle on presse après avoir craché dessus).

– Pour soigner une verrue, il faut regarder la lune et dire trois fois « Fic, éloigne-

            toi, lune rapproche-toi ».

 

– Un ménage désuni » se décrit ainsi : « Ils s’entendent comme le cougut et

               l’agasse ». (Le coucou et la pie).

– Pour se moquer d’un naïf on lui dit : « Regarde un vol d’aloses ». (L’alose étant

cette espèce de grosse sardine qui remonte la Garonne fin avril et qui est

délicieuse).

– Travailler durement, c’est « Peler des billons » (Poteaux de mine)

– Un dû qui ne sera jamais remboursé « est payable sur les brouillards de la

               Garonne ».

– Un objet perdu : « On le trouve à dire ». Ou bien : « Je l’ai trouvé de manque ».

– Rien ne change : « Idem au cresson »

– Les amoureux « se parlent ». Ou bien « Ils se retrouvent à Plume-la-Poule » (une

guinguette de Talence). Fâchés, « ils ne se parlent plus ». Elle boude : « Elle est à

            l’hôtel du tourne cul ».

– Obligé d’aller à pied : « Prendre le train onze ».

– Rire bêtement « Rire comme un choine en vitrine » (Petit pain)

 

– En tant qu’enseignant, Max-Henri Gonthié a aussi relevé de nombreux mots ou

expressions qui touchent à l’enfance :

 

– « Crie CÉVE » : reconnais que tu es battu.

– « La chichinette » (Sucette en sucre).

– Le «berlon » (Grosse bille).La « berle » : petite bille.

– Le « rigue-rague » : une petite crécelle.

– Les « tringuelettes » (Petites castagnettes faites de deux morceaux de bois)

– « Pet et poque » : jouer aux berles en utilisant les trous du trottoir

– A cache-cache, celui qui ferme les yeux, « il clume ».

– Je vais plus vite que toi : « Je te gagne à la course ».

– « Une mounaque » : une poupée de son.

– Tirer au sort : « Tirer la paille »

– « Piquons-derrière » : s’accrocher à l’arrière d’un camion ou du tramway.

– « Faire quatre heures » : la collation.

– « Faire la coque » : l’école buissonnière.

 

Marcel Roche et son émission « M. Marcel » ainsi que d’autres comédiens bordelais  comme Pierre Tichadel (1901/1944) associé à Rousseau assurèrent le triomphe du bordeluche. Avec sa propre troupe à Paris dans des salles comme Bobino, la Scala ou l’Européen, Tichadel fera rire avec le personnage de « Peigne la gate ». Ses revues, dans le style de celles des « Folies Bergères », reprises par sa femme, feront courir les foules au moins jusqu’en 1980

 

– Quant à Guy Suire, il est le Pape du bordeluche. Depuis 1967, il a notamment animé le café-théâtre de l’Onyx, à Bordeaux pour lequel il a écrit vingt-trois pièces, beaucoup exprimées en Bordeluche. Il a publié de nombreux dictionnaires du bordeluche dont le célèbre « Pougnacs et Margagnes » qu’il présente comme « le dictionnaire définitif du bordeluche ». Il a écrit une douzaine de livres dont des ouvrages de cuisine, du sud-ouest, évidemment, de tauromachie et cinéma. Il était directeur de la création pour Radio-France.

 

 

Dans « Le Parler bordelais, mots et expressions du terroir » il agrémente l’ouvrage de citations d’auteurs qui ont utilisé le bordeluche : François Mauriac, Jean Balde, Michèle Perrein, Christine de Rivoyre.

 

François Mauriac : (Les Chemins de la mer) : « Les bastes violacées » (Les cuves).

: (Un adolescent d’autrefois) «  Hé-bé, s’il fallait s’en faire pour

une boufiole ! »

: (Le Nœud de vipère) « Nos métayers se nourrissaient de

cruchade » (Galette de farine      de maïs bouilli).

 

Michèle Perrein (Les Cotonniers de Bassalane) : « Avec sa cacugne, il s’offre des

pointes à 90 ». (Vieille voiture)

 

Jean Balde (La Maison du bord du fleuve) : « Tous les prétextes étaient bons

pour           déguster des crépinettes avec des huîtres ».

(Idem) : « Il ne prit pas le temps de saisir sa foëne ». (Fourche à

harpons).

 

– Régine Desforges : (101, avenue Maurice-Martin).  « Espèce de ragassous ! D’un

                 poil de barbe, tu fais un brancard de charrette ! »

 

Guy Suire cite aussi des répliques extraites de ses oeuvres. En voici des plus jubilatoires, le plus  souvent glanées comme des « Brèves de comptoirs ».

 

– « Il y a des restaurants à ulcères. Ceux qui ajoutent de l’avoine de curé pour te

               servir de la viande castamée ».

 

– Il lui a fichu une belle rouste : le gonze, il avait la tronche comme un champ de

               fraises à Pessac, à la saison » .

 

Feignas, tu m’aides ou tu restes là planté comme la tour Pey-Berland. Plus

paresseux qu’un moine, le drolle !

 

 

– Dialogues :

– Elle va pas arrêter de me mes pougnaquer, mes pêches qu’elle

                                            finir par me les les mâcher ! »

 

                                   – Avec les poupasses qu’elle a, tu la fiches à la baille, elle flotte.

 

                                     – Elle est si maigre que quand elle s’avale un noyau de pêche, tu la

                                          crois enceinte.

 

                                   – Eh ! Le dégourdi ! Tâche moyen de me trouver de l’eau à la Garonne.

                                         Et pis reste pas là planté comme la tour Pey Berland, plus paresseux

                                        qu’un moine.

 

           

                                   – Il a des trinquettes enflées comme un carreau de vitre et aussi

                                       blanches qu’un poulet de Saintonge.

 

Il me regarde avec des yeux grands comme des quartiers d’orange.

 

                                   – Les pibales, elles ont du mérite : elles viennent à la nage de la mer

                                        des Sargasses.

 

 

 

                                         LA DISPARITION DU PICHADEY

 

 

Aujourd’hui, comme on a pu le constater, le pichadey et le bordeluche n’existent plus qu’à l’état de fossiles. Cet effacement d’une forme de langage qui fut pourtant courante durant des siècles s’explique par plusieurs facteurs.        

– Les déplacements en France sont devenus de plus en plus faciles avec le développement des chemins de fer, d’où des brassages de populations importants et une uniformatisation des langues.

La puissante influence de l‘école laïque dans la formation de l’unité nationale voulue par la IIIème République.

Le service militaire entraîne un brassage des cultures régionales.

Les deux guerres conduisent à un regain d’unité nationale

« Globalisation » du langage : le discours à la radio puis à la télévision vont amener un recentrage sur la langue française.

Le niveau de l’instruction s’élève et avec lui l’utilisation d’un langage plus soutenu.

Le développement du tourisme de masse avec les congés payés brasse les populations.

Des métiers traditionnels qui avaient leur vocabulaire local disparaissent.

Des coutumes traditionnelles s’estompent.

– Une migration de la campagne vers la ville développe l’urbanisation, entraînant la disparition des langues comme le gascon, lorsque la région n’a pas une forte identité culturelle comme dans le Pays basque.

– Mais le principal élément reste le développement des classes moyennes qui prend le pas sur les classes populaires à partir de 1950, alors qu’à ce moment-là, on comptait encore 70% de la population formée par les milieux populaires. C’est qu’à partir de ces années 50, s’estompe « la somnolence aquitaine ». L’agriculture mène une véritable révolution en se mécanisant, la forêt se protège beaucoup mieux des incendies, le pétrole et le gaz jaillissent à Parentis et à Lacq, Bordeaux s’industrialise et le tourisme prend un essor étonnant, le tout entraînant une profonde modification du tissu social. Le pichadey en est mort.

 

                                   POURQUOI S’INTERESSER AU PICHADEY

 

            Il est bien évident qu’une académie locale doit s’intéresser à une langue locale qui imprègne encore un peu le langage courant actuel. Ce faisant, elle défend une forme de culture locale, un patrimoine qu’il ne faut pas laisser disparaître car elle témoigne de la trace importante laissée dans l’histoire nationale par le gascon. Enfin, même si l’on est ici très loin de Pagnol ou de Raimu, universels, le bordeluche est une illustration d’un mode de vie populaire exprimée par de la gouaille, de l’invention et finalement d’ indépendance, sinon de « rébellion contre le prêt à penser la langue ». (Guy Suire). Sinon une couleur de liberté, en tous cas, comme l’écrivait Jean Amrouche, : « C’est Un trésor de fables et d’images que la langue des aïeux porte en son flux comme un fleuve porte la vie. »  

 

                                                                                             Jean Dubroca,

                                                              La Centrale à La Teste-de-Buch

                                                              18 novembre 2017

 

PRINCIPAUX OUVRAGES CONSULTÉS

 

– Mots et expressions du terroir                                       – Guy Suire (Rivages Ed.)

– Pougnacs et margagnes                                                 – Guy Suire ( Mollat)

– Visages de la Gironde                                                     – Armand Got (Delmas, Ed.)           

– Dix siècles de vie quotidienne à Bordeaux.                  – Albert Rèche (Seghers)

– Le français populaire                                                       – Pierre Guiraud (PUF)

– Dictionnaire du Bassin                                                    – Olivier de Marliave (Sud-ouest )

– Lexique du bordeluche                                                   – Claude Ducloux (Gret-Onyx Ed.)

– Gueille-Ferraille des mots.                                                          -Max-Henri Gonthié(FOL-33 Ed.)

– Huîtres, Aloses, Pibales.                                                     – Charles Daney (Ed. Cairn)

– Dictionnaire de la lande                                                  -Charles Daney (Loubatières Ed.)

– Dictionnaire occitan                                                          -Louis Albert (I.E.O. Éditions)

– La faune du Bassin                                                                      -Professeur Sorbe (S.H.A.B.A)

– Initiation au gascon                                                         -Robert Darrigan (Per Noste)

– La Langue occitane                                                                         -Pierre Bec (Que sais-je ?)

– Dictionnaire du français                                                     -Littré (Gallimard-Hachette)

– L’Aquitaine de Mauriac                                                   -Michel Suffran ( Edisud)

– Les cotonniers de Bassalane                                           -Michèle Perrein (Grasset)

– Histoire de l’Aquitaine                                                      -Charles Higounet (Privat Ed.)

– Bordelais et Gironde                                                         -Jacques Boigontier (Bonneton)

– Le français parlé à Bordeaux                                          -Jann Bonnemason (PyréMonde)

– Œuvres gasconnes complètes                                         -Meste Verdié (Ferret. Ed.)

– Types bordelais, monologues, chansons                                    -Ulysse Despau ( Bx 1911)

– La langue occitane                                                                       – Pierre Bec (Que sais-je ?) 

 

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