64- TALENTS DU BASSIN
par Jean Dubroca
– LITTÉRATURE : « Les Indifférents » par Julien Dufresne-Lamy. Roman.
– « Les indifférents » (*) c’est déjà le quatrième roman de Julien Dufresne-Lamy alors que cet écrivain n’a que trente ans. Il a fait ses études à Lyon, vit aujourd’hui à Paris mais il connaît bien le Cap Ferret où, en plus de quelques paysages du Bassin qui abolissent les distances, il situe l’intrigue de ce livre cruel, féroce, bien mené, intriguant jusqu’à l’ultime ligne dont on savait pourtant, comme dans toute tragédie, qu’elle serait dramatique, ne serait-ce que parce que l’auteur a placé en exergue cette citation de Victor Hugo : « Il y avait sur la mer on ne sait quelle sombre attente ». Cependant, malgré cette sourde menace envoutante qui plane tout au long du récit, on se demande comment il est possible que le drame survienne dans ces paysages présentés par la pub comme « la presqu’île du bonheur », il est vrai solaire et lumineuse comme un décor « pleins feux » qui n’est qu’illusion, qu’il s’agisse de son envers ou de ses apparences. Et ce n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage que de le démonter impitoyablement. Par exemple, il dresse un tableau sans concession de la situation sociale locale : « Ils font tourner la boutique avec leurs vies tristes. Électriciens, jardiniers, plombiers, par force, ils vivent à Arès ou à Lanton sans héritage. Ils sont les enfants du pays. Les malchanceux, les marmiteux, ceux qui pointe à l’usine de papier, ceux qui tentent leur chance dans le business des cartes postales, ou de gaufres chantilly pour des touristes qui se goinfrent de beignets et sirotent du rhum arrangé. Mais les touristes finissent toujours par partir et les types restent là avec leur stock de sandales et de cacahuètes grillées. Faillite assurée ». Et on lira avec jubilation l’envers du Cap Ferret, celui des plages surpeuplées, des super marchés bondés « où les crabes viennent déguster de petits bouts de fromage qui les appâtent ».
Mais qui les voit ? Surtout pas ces « indifférents ». Ce sont des adolescent qui vivent dans le milieu très favorisé des riches notables « qui maquillent leur vie » au milieu d’un autre monde, celui du Cap Ferret : Théo, Léonard, Daisy. Et voilà qu’arrive de la lointaine Alsace, Justine dont la mère délaissée vient travailler comme comptable chez Paul, le père de Théo. Paul Castillon, richissime, vit dans une grande villa et a mis sa vanité, sa fierté ou « sa belle arrogance » à la défendre contre l’Océan. » On devine bien à qui il ressemble… Paul va attirer Justine, la fille pauvre, bizutée puis intégrée à ce groupe qui vit comme sur une autre planète : l’argent, la plage, les longue vagues, le surf, le lycée dont on sèche les cours, les fêtes, la drogue, les ivresses, celles qui emportent Justine et qui sont comme une revanche sur celles que sa mère, vingt ans plus tôt, dut abandonner en même temps que Paul la quittait. Ce qui apporte une pression de plus dans ces univers familiaux étouffés dans le secret des non-dits où l’on se parle pour ne rien dire ce qui importe peu puisqu’on ne s’écoute pas.
Il faudra attendre la fin du récit pour comprendre que la voix intérieure qui le raconte et dont l’auteur sait parfaitement exprimer toutes les inflexions, viendra d’outre tombe.
Elle racontera comment l’intrusion dans le clan de Milo, qui vient du peuple, va briser Justine en deux, en la partageant entre ce qu’elle est vraiment, la fille d’une employée et ce qu’elle croit être devenue ce qui la poussera d’abord à mépriser ce garçon auquel pourtant elle ressemble tant. Milo, évidemment devient le corps étranger, celui que l’on doit chasser pour rester entre soi. Et les moyens de sa traque au quotidien ne manquent pas. « Milo, le lépreux, l’orphelin, on l’enferme dans les vestiaires, on le bouscule à coups de genoux sur le terrain de foot, on crève un pneu de sa mobylette. Et si Milo tape dans le tas, on le convoque dans le bureau du proviseur, face à trois petites chèvres qui jouent le terrorisées ». Et un soir, on le saoule, on joue avec lui comme avec un ballon de rugby, on le brûle. Le ton devient cruel, féroce et, en même temps, se révèle comme une étude sociologique, mais imprégnée d’émotion. Car on ne sait pas, on ne saura pas, le livre refermé, si ces garçons et ces filles sont autant des bourreaux que des victimes. C’est dire qu’il n’y a dans ce récit aucun manichéisme qui l’amoindrirait. Et si chacun avait été la cible de ce monde qu’on leur fabrique ou bien qu’ils se construisent : « Ici, c’est kits de pharmacie. Dans la boîte, il y a de tout. Des ploucs et du beau monde. Ceux des bonnes familles dansent entre eux. Les filles paradent pour ferrer les mecs. Quelques petites queues de cheval pour aguicher le gendre idéal. Tout le monde se bouffe des yeux. Rayon bidoche. Nous sommes de la viande romantique ».
Car ce n’est pas là un des moindres intérêts du roman de Julien Dufresne–Lamy que de peindre ces heures glauques où s’ébroue cet univers de l’adolescence aux rivages flous, aux pensées égoïstes, aux désirs et aux rêves insatisfaits qui peuvent conduire au pire, lorsque plus rien ne les contrôle. Et surtout pas leurs parents, empêtrés dans leurs propres tourments D’ailleurs y pourraient-ils quelque chose, contre cet inexorable dénouement ? Un Sage l’a bien dit, ce qui est désolant : « Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les enfants de la vie ». Et quand leur vie repose sur des illusions banales mais ensoleillées, la tragique réalité ne manquera pas d’arriver. Or, cela, on le pressent car à l’habile construction du livre ou des mots, comme égarés, sèment l’inquiétude, même à travers les lueurs d’un paysage : « Les plages du Bassin sont comme des balises. Elles sont comme un charme. Une potion qui ensorcelle. Elles me chuchotent. Attention. Panneau danger. Zone piégée. » Ou bien, un peu plus loin : « C’est une mort accidentelle, la noyade. La plupart du temps ». Et voilà que le récit tourne au thriller conduit à fleuret moucheté. Au fil des pages pourtant ensoleillées, de courts passages évoquent la tragédie, glissée dans la vie quotidienne, comme l’hiver qui s’insinue sur le sable devenu gris. L’image même de cette sourde angoisse qui s’infiltre au fil des lignes et qui ne fait que grossir lorsque rôde la mort… Alors, il ne reste plus rien du vernis bienséant, des amitiés factices et des soleils brûlants. Enfin, allez le croire…
Si on ajoute à la bonne qualité de la structure du récit celle du style qui le conduit, on a découvert un excellent livre qui emporte, grâce à son écriture fluide ou très rythmée mais toujours sobre pour être efficace cependant chargée autant d ‘émotion que d’humour impitoyable, même parfois de poésie comme lorsque Milo et Justine savourent le sel de la plage. C’est finalement ce goût amer qui reste lorsqu’on a fermé ce roman. « La vie fut belle » confie Justine. C’est la force de la jeunesse.
J .D.
15 mai 2018
_________________________________________________________________________
(*) « Les Indifférents ». Julien Dufresne-Lamy. Belfond ed. 346 p. 19 €.