# 107 – LITTÉRATURE
par Jean Dubroca
– « C’est ainsi que je me souviens », par Elisabeth Sentuc. (*)
– Voilà un ouvrage que l’on espérait depuis longtemps. Élisabeth Sentuc, née en 1923, y raconte le terrible passage de sa vie durant lequel elle fut déportée par les nazis dans le camp d’extermination d’Auschwitz, de juin à octobre 1944. Après sa libération, elle est restée pendant cinquante ans complètement muette sur ce que furent les mois d’enfer qu’elle vécut là-bas. Et puis, en 1995, elle se décida à parler de ce « qui était resté en moi », dit-elle, quand une de ses trois filles, Myriam, lui posa des questions plus précises sur les chiffres tatoués que sa mère portait sur l’avant-bras droit. Un autre événement la poussa à témoigner : c’est au cours d’une réunion d’anciens déportés qui se tenait à Arcachon que ses amis lui conseillèrent de ne plus se taire. À partir de cet instant, elle commença à se rendre dans les lycées et les collèges de la région pour dire à des élèves, le plus souvent douloureusement bouleversés, ce que fut la Déportation. De 2005 à 2009, elle a aussi, quatre fois, accompagné des jeunes en Pologne, à l’emplacement des camps de la mort, au cours de voyages organisés par le gouvernement israélien.

Mais, sur l’insistance de Myriam, elle accepta que son récit fût écrit. Sa fille raconte :
« – J’ai retranscrit sur mon ordinateur ce que maman disait. Et au fur et à mesure que je tapais chaque lettre, chaque mot, ce que je découvrais me devenait de plus en plus insupportable. Ce fut un choc terrible et je pleurais devant mon écran. J’étais effondrée. ».
Élisabeth Sentuc est née dans une famille juive de Transylvanie qui comptait ses parents et leurs cinq enfants, ils furent tous arrêtés et déportés. Le livre raconte alors chaque instant de ce qui ne paraissait pas imaginable. Le récit commence par l’évocation de la vie de la modeste famille de l’auteure dans une petite ville de province au nord de la Roumanie, dans une région annexée par la Hongrie en 1940 et où les Juifs commencèrent alors à être maltraités. Mais le pire survint à partir du 19 mars 1944 avec l’occupation du pays par les Allemands. En moins de deux mois, près de 440 000 Juifs furent déportés par 147 convois vers les camps de la mort.
Un extrait du livre montre bien que c’est alors l’enfer qui s’ouvre pour eux, avec la « sélection » des déportés, à leur descente des wagons à bestiaux, en pleine nuit, sur la rampe donnant accès au camp. « Nous y sommes arrivés devant un SS, ma mère, mes sœurs et moi. Ma mère fut dirigée à gauche. Quand je suis arrivée devant le soldat, il me dit : ‘’ c’est ton enfant ? ’’. Je lui ai répondu : ‘’ Non, c’est ma sœur.’’ Alors il a défait ma main qui tenait celle de la petite Éva, il l’a poussée vers ma mère et il m’a obligé à aller vers la droite. J’étais hébétée. Je n’ai pas protesté. J’ai suivi du regard ma mère qui a tendu le bras dans ma direction, d’un geste qui voulait dire ‘’je ne veux pas te quitter’’ mais elle a été poussée par les kapos. Moi aussi, il fallait que j’avance. Je n’ai pas vu mon père ni mes frères et je me suis retrouvée dans l’obscurité. Mais pas une seconde, à ce moment-là, je n’ai pensé que je ne retrouverais pas ma famille ».
Cet extrait illustre bien ce qu’est tout le reste de la sauvagerie du récit dont tous les détails se doivent de n’être jamais oubliés. Élisabeth ne survivra que grâce à ses vingt ans, à sa force de caractère, à son endurance et aussi par un événement extraordinaire. Transférée au camp de travail forcé de Görlitz, Élisabeth y rencontre un Testerin, Charles et cette rencontre décuple son envie de vivre. Cet amour et cet acharnement à espérer, cette force de vie vaincront la brutalité et la sauvagerie les plus extrêmes. Élisabeth épousera Charles et ils s’installeront à La Teste, son pays. Et, chose plus étonnante encore : elle retrouvera son frère Alexandre qui avait échappé au massacre et qui avait embarqué en 1946 pour la Palestine !
Et c’est ce double événement qui constituera la vengeance d’Élisabeth Sentuc car, dit-elle, « jamais, elle ne pardonnera à ses bourreaux ». Elle explique : « Une grande famille unie de huit enfants, des petits et arrière petits-enfants adorables, je dis que c’est la plus belle revanche sur le nazisme qui a détruit ma famille et voulait me détruire moi-même. Ma véritable vengeance, ce sont alors ces quelques mots : l’amour sera toujours plus fort que la haine ».
Décédée en octobre 2018, un square porte aujourd’hui le nom d’Élisabeth Sentuc, au centre de La Teste. Afin que nul n’oublie.
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(*) Rédigé avec le concours du professeur d’histoire Willy Coutin et publié avec la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. Éditions Le Manuscrit. (15,90 €).
10 mars 2020