Nous apprenons avec tristesse le décès de Jean-Pierre Bernès. Il laisse le souvenir d’un homme original, de grande culture, pianiste, hispanisant et, du coup grand amateur de tango, de poésie.

IN MEMORIAM
JEAN-PIERRE BERNES
Jean-Pierre Bernes qui vient de décéder était un membre éminent de l’Académie du Bassin d’Arcachon depuis sa fondation.
Il était né le 28 janvier 1940 à Audenge (Gironde), une commune à laquelle il était resté très attaché. Il lui avait d’ailleurs consacré un livret relatant son histoire à l’aide de nombreuses photographies. Son lien étroit avec la Gascogne le conduisit à retrouver puis à publier en 2009 aux éditions Confluences deux intéressants ouvrages d’Angelo de Sorr (1822-1881) situés chez nous mais bien oubliés. Ce furent « Le chasseur d’alouettes ou le Bassin d’Arcachon » et « Les Pinadas ou Le Sorcier » dont il écrivit les préfaces.
Écolier et collégien à Audenge, il connut une brillante carrière universitaire qui le conduisit à l’agrégation d’espagnol. Il possédait une thèse d’État en études hispaniques et un diplôme en relations internationales, obtenu à Sciences-Po en 1964. Il fut professeur à l’École normale supérieure, à Rabat, à la Sorbonne et à Sciences politiques marquant un profond attachement à ses étudiants dont il disait « ils sont ma famille ». «
Un moment essentiel dans sa vie intellectuelle fut sa nomination d’attaché culturel à l’ambassade de France à Buenos-Aires, de 1975 à 1979, car elle lui permit de faire la connaissance de Jorge-Luis Borges qui naquit dans cette ville en 1899 et qui, en 1986, décéda à Genève où il avait étudié durant la Grande guerre.

Cette rencontre de Borges et de Jean-Pierre Bernes va décider de sa destinée d’homme de lettres car il allait devenir l’ami le plus intime de celui que l’on considère comme le maître de l’essai et de la nouvelle du XXe siècle. Cette « mystérieuse bifurcation du destin » dont parlait Borges, a permis à son ami de devenir le connaisseur français le plus complet de son œuvre et son traducteur qui fait autorité. Il est vrai que, pendant quatre ans, les deux hommes, en espagnol ou en français, ont disserté sur la littérature, ont lu des poèmes et même chanté des tangos, mais les véritables, ceux des lupanars de Buenos-Aires que seuls les hommes dansent, cette milonga que Bernes, musicien accompli, jouait au piano avec ferveur, humour et tendresse. Souvent aussi J.P. Bernes lisait à Borges, aveugle depuis 1955, « La Chanson de Roland » ou bien ils récitaient Ronsard ou Montaigne.
En s’appuyant sur la connaissance qu’il avait de Borges, sur un énorme travail de précision sur chaque mot, sur chaque signe de ponctuation, sur chaque formule imagée, sur les moindres inflexions de la rythmique et même de la musique de la phrase de Borges, J.P. Bernes a pu rédiger des centaines de fiches qui lui ont permis de livrer une traduction en français et des commentaires de l’œuvre de Borges qui font autorité. Publié dans la prestigieuse collection de La Pléiade (Gallimard) ce travail a donné lieu à deux éditions. La première est sortie en 1993 et 1999 et la seconde seulement en avril 2010 à cause d’un long conflit avec Maria Kadoma, veuve et légataire universelle de Borges, qui refusait, entre autre, qu’il soit tenu compte du contenu d’enregistrements des échanges entre son époux et J.P. Bernes. Finalement, après deux procès perdus par Maria Kadoma et grâce à l’intervention de l’hispaniste Jean Canavaggio, les deux volumes ont pu paraître, précédés d’un avertissement que cette réimpression « comporte des modifications ». Mais J.P. Bernes a alors bien précisé : « la totalité des enregistrements avec Borges sera publiée après ma disparition ».

Un autre événement littéraire a permis aussi à Jean-Pierre Bernes de réaliser pleinement le vœu de Borges « qui le condamnait à être sa mémoire ». Il l’a fait dans un ouvrage intitulé « La vie commence » (Ed. Le Cherche Midi) dans lequel il relate ses onze années de relation avec Borges établies lorsque ce dernier est revenu vivre à Genève à la fin de sa vie. Ils ont eu alors de longues discussions en français sur la littérature, la musique, sur l’établissement du plan des œuvres complètes du poète en travaillant au mot à mot, sur leur traduction. Ils appelaient ce long ouvrage « les récréations de la Pléiade », durant lesquelles J.P. Bernes aidait Borges à retrouver des textes délaissés et ainsi sauvés de l’oubli.
Enfin, un dernier ouvrage a permis à Jean-Pierre Bernes de compléter sa mission de mémoire. Ce fut en 1999 « L’Album Borges », une iconographie composée de 250 illustrations qu’il avait choisies et commentées. (Ed. Gallimard. NRF).
Avec la disparition de Jean-Pierre Bernes, l’Académie du Bassin perd, non seulement un aimable compagnon, mais aussi un de ses piliers intellectuels les plus remarquables.
Jean Dubroca / 14 juillet 2020
Borges toujours vivant grâce à l’académicien Bernès
Revoir le portrait réalisé par Pierre Bouchilloux