* 106 – LITTÉRATURE.
– « Le Bruit de la Mer » par Franck Maubert. (1)
– Franck Maubert (Prix Renaudot de l’essai 2012 pour « Le dernier modèle ») a eu l’originale idée d’écrire « Le Bruit de la Mer » en y racontant son parcours tout au long des côtes françaises, en toutes saisons, de la mer du Nord jusqu’à la côte basque. Le sous-titre de l’ouvrage indique bien ce qu’il attendait de ce long chemin : « Direction la fin de la terre à la poursuite de l’inattendu ». Et c’est vrai : les surprises ne manqueront pas, au fil des jours et des saisons, au bout de chaque cap, au creux de chaque baie, au détour d’une route perdue dans les marais ou butant dans un rocher.
Mais le voyage n’est pas une promenade. C’est une lutte contre la mort, sous la forme d’une fuite devant un désastre annoncé, celui qui menace son vieil ami, Pierre, qui se bat contre un inexorable cancer. Antiquaire de son état, il mène cet ultime combat en découvrant toujours des pièces rares qui, témoins du passé, sont autant de jalons éternels qu’il laisse sur le chemin de sa vie. Et pendant ce temps, l’auteur parcourt les rivages, comme encouragé par son ami à fixer dans les mots les instants fugaces de la mer toujours renouvelée, comme si ces mots étaient les mêmes bornes que Pierre fixe avec des objets précieux. Ce contrepoint de la vie et de la mort donne au récit une pudique tonalité poignante, comme si la force des paysages marins pouvait former comme un rempart contre la mort d’un ami.

Et voilà Franck Maubert à la recherche de cet impossible qui serait l’éternité, à la rencontre des brumes lumineuses du nord en janvier, des sages rivages de la Normandie en février, du relief de la haute mer tout autour de l’île d’Yeu en mars, « des sables de villégiatures » de la Côte basque en avril, du bout de la terre et de ses rochers éclatés de la Bretagne au printemps, de la « grande eau solitaire » qui baigne les centaines de kilomètres du Cotentin en juin. Et naturellement, on le suivra « dans les bleus de l’océan » lorsqu’il traverse la Gironde et les landes en février.

Et ce qui fait le charme du livre, c’est que toujours l’homme est présent. Il est là, en silhouettes grises ou en êtres vivant de toutes vies. Un passant cagoulé dans le froid, un pêcheur assommé de pluie et de fatigue, un restaurateur facétieux et bon vivant, un maçon à la retraite qui construit son château, une femme, qui, à Veules-les-Roses, taille consciencieusement…ses rosiers et tous ceux qui, sous le soleil ou dans la brume ouatée des longues plages de la baie de Seine, poussent de larges filets à deux branches pour saisir quelques crevettes égarées ou promènent « des chiens de toutes sortes des petits, des énormes, de chiens de mer ». Car l’humour n’est jamais absent de ce livre.
Un autre plaisir éprouvé en lisant ce livre peu banal vient de ce qu’on y trouve au détour d’un site décrit avec une vivante précision, déroulé comme au scalpel ou parfois au contraire simplement évoqué d’un trait exact, des mots posés comme une touche de peinture sur une toile. En ce sens, la description envoutante de l’île d’Yeu en mars est sans doute celle qui a le plus de force. Au hasard des routes, on aime retrouver les restaurants déserts des palaces normands qui résistent à l’hiver, on aime connaître un détail historique qui donne à un paysage toute sa force comme cette évocation du Débarquement à Arromanche, ou qui inscrit une petite île dans une tragédie de notre histoire lorsque l’auteur s’arrête devant la tombe de Philippe Pétain…

Au milieu d’autres paysages surgissent des souvenirs littéraires ou artistiques. Honfleur « immuable » et Françoise Sagan, Trouville « ici, on est au théâtre » et Marguerite Duras, pas loin de là « Ce singe en hiver » où Belmondo et Gabin s’offrent les plus belles cuites cinématographiques qui soient, la longue plage de Deauville où, pour toujours, virevolte la caméra de Claude Lelouch, Sainte-Adresse illuminé par Claude Monet, Paul-Jean Toulet à Guéthary, Prévert et le Cotentin, partout des restaurants aux livres d’or peuplés de célébrités ou de petits caboulots tel celui où l’on déguste les meilleures huîtres de Cancale. Le sable des plages, les ruelles d’un port, les rochers de Bretagne ou du pays basque se font chair et âme car tout au long de la route, on vit avec la France des poètes et des musiciens, des peintres et des comédiens, des gilets jaunes et des campeurs, des joueurs perdus dans des casinos sans âme mais hérissés de néons…
Et puis, il y a une trentaine de pages consacrées à nos côtes en février ce qui est une bonne idée parce que c’est la période où toutes les nuances de leur sauvagerie ou de leur mélancolie se dévoile le mieux. Il commence par faire un sort à Royan « une hideuse banalisation » – ce qui est injuste – puis il propose de « raser au bulldozer toutes ces zones commerciales qui étirent leur grossièreté sur plusieurs kilomètres » – ce qui serait justice-, le voilà devant le phare de Cordouan « une merveille d’architecture en pierre blanche de Charente » qui domine un estuaire « où l’on ne sait ou commence la mer et où finit le fleuve ». Spectacle rare : il découvre Talmont sous la neige, ce que Pierre, auquel il pense souvent, ne pourra jamais voir.

Puis c’est la rencontre avec un chasseur de sangliers qui les pourchasse à l’épieu. Bientôt, l’auteur suit les bourgades qui longent l’estuaire. Il y voit les images « Moderato cantabile », un film de Peter Brook et les noms de vignobles et de châteaux qui suivent lui procurent « une ivresse des mots », tandis que, traversant des kilomètres de forêts de pins, il songe aux résiniers d’autrefois qui les parcouraient mètre par mètre, révélant ainsi ce qui fait un autre attrait pour ce livre : le souci de l’homme, de ses efforts, et de ses joies. Alors, forcément, au Cap-Ferret, il rencontre ce qui, après le phare, constitue le second monument du lieu : Benoît Bartherotte, « le Sisyphe de la presqu’île ». Un peu plus loin, se dessinent les visages de Cocteau, de Radiguet ou de Jean Marais enveloppés des bruits proches ou lointains du vent et de la vie, des senteurs iodées de vagues et de décapante résine qui se mêlent subtilement jusqu’à Arcachon où, depuis l’hôtel de la Ville d’hiver, il part à la recherche d’un monde « qui forme un enchevêtrement d’un rêve ». Toujours cet art brillant de la formule évocatrice. Il découvre un chantier naval qui construit des pinasses et le voilà en route vers Biscarrosse et « un sentiment de solitude déchirante qui l’envahit ». Comme s’il savait déjà perdue sa fuite devant la mort…
J.D.
29 juillet 2020
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(1) « Le Bruit de la mer ». Franck Maubert. Ed. Flammarion. 246 p. 20 €.
Franck Maubert a reçu le Prix Renaudot de l’essai en 2012