Les vignes du Cap Ferret

Par Françoise Cottin

Un document illustré par des images uniques

 

Entrepreneur de travaux publics, Léon Lesca, né à La Teste en  1825,  réalisa d’importants travaux en France et en Algérie, où il aménagea le Port d’Alger, et construisit la ligne de chemin de fer Bône-Philippeville.  De retour en France en 1860, il investit la plus grande partie de ses bénéfices dans l’achat de terrains dans son pays natal.

A cette époque l’administration des Eaux et Forêts cherchait à financer de nouveaux semis en vendant  des parcelles déclassées de la forêt domaniale.  Léon Lesca et son frère Frédéric se portèrent   adjudicataires des lots,  aux enchères publiques,  et devinrent ainsi propriétaires de la moitié Est de la presqu’île du Cap Ferret, de Bélisaire à Claouey, limitée par le garde-feu central  d’un côté, et le Bassin de l’autre.

Le Cap Ferret est alors un désert, habité par quelques rares  fonctionnaires  ( gardiens du phare et du sémaphore, douaniers, forestiers) , aussi isolés que sur une île perdue au milieu de l’Océan  Pendant la saison de pêche,  des  marins venus de La Teste, Gujan ou Arès, tirent leurs filets sur les immenses plages de l’Océan, et construisent des abris provisoires avec des bois d »épave et des genêts. Ces huttes sommaires sont les ancêtres des villages ostréicoles d’aujourd’hui.

En 1865,  Léon Lesca fait édifier sur le terrain qu’il vient d’acquérir, au lieu-dit « Gnagnote », une maison de style mauresque, en souvenir des années passées en Algérie. La légendaire « Villa Algérienne »,  est donc le premier bâtiment construit par un propriétaire privé sur les sables instables du Cap Ferret. Il n’existe alors ni route ni chemin, et le village le plus proche, Lège, se trouve à quinze kilomètres à vol d’oiseau. Les matériaux de construction sont  acheminés, au rythme des courants de marée,  par des allèges et de lourds chalands à voile, depuis le port de La Teste. La construction est achevée rapidement, mais il est difficile de séjourner longtemps dans une maison située loin de tout, sans possibilité d’approvisionnement. Dans un premier temps, la Villa reste un simple pavillon de chasse, mais très vite elle devient le Poste de commandement d’un domaine en pleine expansion.

Léon Lesca est un chef d’entreprise actif,  et pendant  sa longue vie,- (il est mort à 88 ans)-  il s’emploie avec une détermination sans faille à aménager son domaine, à le « rentabiliser » comme on dirait aujourd’hui. Il exploite le bois et les produits résineux de ses forêts, crée des parcs à huîtres et des réservoirs à poissons, transforme un terrain ingrat en  jardin luxuriant et potager fertile.  A la fin du dix neuvième siècle, le domaine de la Villa fait vivre environ 80 personnes : tonneliers, jardiniers, résiniers, bûcherons , parqueurs, vignerons. Leon Lesca construit une douzaine de maisons  pour ses employés, une école pour les enfants, plus tard une chapelle, un débarcadère, etc…

Dans l’environnement sauvage d’une côte déserte, la Villa Algérienne devient vite célèbre,   d’autant que son  propriétaire réussit à acclimater des végétaux exotiques inconnus jusqu’alors dans le pays : eucalyptus, palmiers, citronniers, bananiers, bambous, aloès etc.. Les yuccas et les mimosas prolifèrent tellement qu’on pourrait croire aujourd’hui qu’ils font partie de la végétation  spontanée. Dans un parc de 25 hectares, aménagé « à l’anglaise » Léon Lesca réserve une place de choix au symbole du Jardin d’Eden : la vigne.

Dans la décennie 75 – 85, il plante environ 5 hectares, pour la plus grande partie au fond du parc de la Villa, et près des réservoirs à poissons de  » La Vigne », aménagés dans une ancienne « escourre. » Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas le vignoble qui a donné son nom au lieu-dit, car ce toponyme prédestiné figure déjà  sur une carte des Eaux et Forêts datant de 1823, bien avant une quelconque exploitation à cet endroit.

Dans les années suivantes, Léon Lesca poursuivit ses plantations : cinq  hectares dans les lettes des Jacquets, un hectare de plus sur les digues des réservoirs à poissons, « les bosses » , encore 20 hectares  aux Jacquets, et à la fin du siècle,  dix hectares supplémentaires .  A son apogée, la superficie du vignoble était à peu près de 40 hectares. Quand les vignes  atteignirent  leur  plein rendement , on estimait leur  production à 120 -150  tonneaux environ.  A cette époque il existait près des réservoirs de La Vigne un appontement en eau profonde, permettant aux cargos anglais de charger les poteaux de mine en provenance des forêts voisines ;  cet appontement  servait aussi à l’expédition  des vins du Cap Ferret vers  l’Angleterre…

En 1886 le  » Guide de Bordeaux et ses vins » classe les vins de la presqu’île dans la catégorie des « Petites Graves », sous la dénomination  » Presqu’île du Cap Ferret, cru de la Villa mauresque et des Jacquets ». Au début du 20ème siècle, ils seront étiquetés « Dunes du Cap Ferret, Léon Lesca propriétaire » . Toutes ces vignes sont plantées en cépages nobles provenant de Château  Margaux (Médoc) ou de Château de France (Pessac Léognan). Une parcelle privilégiée est réservée  dans le  parc de la Villa, à des cépages d’aligoté originaires de Crimée, offerts à Léon Lesca par le prince Galitzine

Frédéric Lesca, encouragé par le succès de son cadet, plante son propre vignoble sur ses terres de Piquey. Les deux frères construisent  ensemble des bâtiments de service : un pressoir (à Piquey), un chai que l’on peut encore voir au port du Four, occupé par le chantier naval  Caye Nautic

On peut s’étonner que Léon Lesca ait choisi de développer son vignoble dans les années 1875-1885,  au plus fort de la crise du phylloxera. Ce minuscule puceron, originaire  des   Etats-Unis,  se répand partout ;  c’est un véritable  » Attila des vignes  » qui détruit tout sur son  passage. Avec  voracité, il suce les racines des plants qui dessèchent et meurent. Pendant plus de vingt ans, ce fléau ravage des régions entières : on estime généralement que le phylloxera a  détruit la moitié du vignoble français, causant la ruine de milliers de viticulteurs impuissants. La production de vin chute de façon vertigineuse,  ce qui entraîne aussitôt une hausse des cours.
Alors que les spécialistes cherchent en vain  un remède à cette catastrophe , ils remarquent que  le phylloxera épargne les vignes plantées en terrain sablonneux.

Il est évident que Léon Lesca profite des circonstances, pour augmenter sa production, mais l’avantage accordé aux vins de sable sera de courte durée : au début du vingtième siècle,  on réussit  à greffer des plants américains  résistants au phylloxera,  et très rapidement le vignoble régénéré  affiche  un rendement supérieur à celui d’autrefois

Les  vins du Cap Ferret,  ne profitent pas de la reprise, au contraire, c’est le déclin qui commence :  les cépages n’ont pas été renouvelés,  et la qualité du vin s’en ressent; les frais d’entretien sont  lourd, ce qui entraîne une hausse du prix de vente; pendant la Grande Guerre,  le vignoble est négligé  par manque de main d’oeuvre, et  les surfaces plantées diminuent…Le coup de grâce viendra de la mer…

Dans la nuit du 8 au 9 janvier 1924, le garde des réservoirs de La Vigne, Maxime Bordelais, qui vit  seul dans  une petite  maison au pied de la dune, est révéillé en sursaut par des bruits  étranges : un grondement sourd dans le lointain  et plus près de lui, le cliquetis  des bouteilles qui  s’entrechoquent dans l’eau.

Il bondit hors de son lit, alors que  le flot commence à monter dangereusement , et  il a juste le temps de  se réfugier en haut de la dune,  avant qu’une vague furieuse ne balaie  maison, vignes, réservoirs, appontement   dans un fracas d’apocalypse ….  Ce cataclysme cause autour du Bassin des dégats considérables , et la Villa n’est pas épargnée :   sous -sol inondé , vignes, jardin  et potager  dévastés.. Au lever du jour, on trouve une pinasse échouée plus de 300 mètres à l’intérieur des terres,  à l’emplacement de l’actuel rond-point de l’Herbe !!  Le vignoble et les réservoirs  de La Vigne ne seront  pas remis en état, ils resteront pendant  des années,  poétiques et sauvages, tels que le raz de marée les a laissés, avant d’être remplacés, cinquante ans plus tard, par un banal port de plaisance.

Dans son grand âge, François Cottin, arrière- petit- fils de Léon Lesca,  se souvenait encore avec nostalgie des dernières vendanges à la Villa Algérienne, en  septembre 1939….il avait douze ans !

Ndlr : Françoise et François Cottin sont les auteurs de plusieurs ouvrages consacrés au Bassin d’Arcachon. Ils puisent leurs sources dans les archives et les souvenirs familiaux

http://www.lefestin.net/le-bassin-darcachon-lage-dor-des-villas-et-des-voiliers